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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

qu’on a songé : on nous aime jusqu’à soigner notre superflu. Et tous ces arbres si diversifiés par leurs fruits, tous ces végétaux salutaires, toutes ces variétés d’aliments, répartis sur, l’année entière3, au point qu’à l’oisif même le hasard offre ici-bas sa subsistance ; et ces animaux de tous genres naissant sur la terre ferme ou au sein des eaux, ou dispersés dans les champs de l’air, pour que chaque élément nous apporte son tribut ; ces fleuves aux mille détours, riantes ceintures de nos campagnes, dont les uns, larges et navigables, sont faits pour prêter aux relations des peuples des chemins qui marchent[1], qui courent ; dont quelques autres, aux jours marqués, s’en viennent, avec leurs crues merveilleuses, rafraîchir de leur subite irrigation un sol sur lequel pèse le ciel dévorant des étés ; et ces sources médicinales si abondantes ; et ces torrents d’eaux chaudes qu’on voit jaillir jusque sur nos rivages ?

Et toi, Laris, et toi, Benacus, quand ton onde
S’élève en frémissant comme une mer qui gronde[2].

VI. Si quelqu’un t’eût fait don de quelques arpents, tu appellerais cela un bienfait, et ces espaces sans bornes que la terre ouvre au loin devant toi, ce n’est pas là un bienfait, dis-tu ? Que l’on te donne une somme d’argent, que l’on remplisse ton coffre-fort, action à tes yeux vraiment grande, tu appelleras cela un bienfait ; et tant de métaux mis à ta portée, tant de fleuves sortis de la terre et charriant l’or pur à sa surface[3] ; cet argent, cet airain, ce fer ensevelis dans toute contrée par énormes masses, la faculté de les découvrir que Dieu t’a donnée, les signes qu’il a disposés à la superficie du sol pour te révéler ces trésors, toutes ces choses ne sont pas des bienfaits pour toi ? Que l’on te donne une maison où brillera quelque peu de marbre, et dont le plafond plus riche que d’autres sera parsemé d’or ou de peintures, ce présent ne te semblera pas médiocre ; et l’immense domicile construit pour toi, sans nul risque ni d’incendie, ni d’écroulement, où tu contemples non de frêles placages, plus minces même que la lame qui les divise, mais

  1. Flumina præbitura viam cursu vadentia. Voilà le mot fameux de Pascal : Les rivières sont des chemins qui marchent. Si Sénèque eût mis vildentem, que j’ai cru pouvoir risquer dans ma version, le mot de Pascal était un pur plagiat.
  2. Géorg., II, 159.
  3. Les Mss. : decurrunt sola (ou solum) aurum vehentia. Les éditeurs : solum aurum. Je crois qu’il faut lire : solidum aurum.