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DES BIENFAITS, LIVRE V.

gré. » Le principe dont cette conséquence est tirée n'est pas vrai. On ne se fait pas du bien ; on obéit à sa nature qui inspire à l'homme l'amour de soi, d'où lui vient cet extrême soin d'éviter le nuisible, de rechercher l'utile. Ainsi n'est point libéral quiconque ne donne qu'à lui-même ; n'est point clément qui se pardonne; n'est point compatissant qui s'émeut de ses propres maux. Ce qui, fait pour autrui, est libéralité, clémence, compassion, fait pour nous-mêmes est instinct de nature. Le bienfait est un acte volontaire : or, se servir est une nécessité. Plus on a répandu de bienfaits, plus on est bienfaisant. Qui jamais a été loué pour s'être secouru, pour s'être arraché aux mains des brigands? On ne s'accorde pas plus un bienfait que l'hospitalité ; il n'est pas plus possible de se faire un don qu'un prêt. Si chacun s'accorde des bienfaits, il le fait toujours et sans cesse : il n'en peut calculer le nombre. Quand donc s'acquitterait-on, puisque c'est par où l'on s'acquitte que l'on s'obligerait? Comment, en effet, démêler si l'on s'oblige ou s'acquitte? C'est dans l'intérieur du même homme que tout se passe. Je me suis tiré d'un péril : me voilà obligé par moi-même; je me tire d'un second péril : est-ce m'obliger ou m'acquitter? Et puis, quand j'accorderais le premier point, qu'on est le bienfaiteur de soi-même; la conséquence, je ne l'accorderais pas. Car ici on a beau donner, on n'est pas redevable. Pourquoi? Parce qu'on recouvre au même instant. Il faut d'abord recevoir un bienfait, puis le reconnaître, enfin le rendre. 11 n'y a pas lieu à reconnaître dès qu'on recouvre incontinent. On ne donne qu'à un autre; on ne doit qu'à un autre ; on ne rend qu'à un autre. Comment s'opéreraient chez un seul ces trois actes dont chacun exige deux personnes?

X. Un bienfait consiste à s'entremettre utilement. Or le mot s'entremettre est relatif à autrui. Ne jugerait-on pas insensé l'homme qui dirait qu'il s'est fait une vente à lui-même? Car vendre c'est aliéner, c'est transférer sa propre chose et ses droits de maître. Et par la donation, comme par la vente, on se sépare de ce qu'on possédait, on en transmet la jouissance. Cela étant, on ne peut se conférer de bienfait, parce qu'on ne peut se faire aucun don. Autrement les deux contraires seraient confondus : le don et l'acceptation ne feraient qu'un. Enfin, il y a grade différence entre donner et recevoir, puisqu'ils marquent deux positions diverses. Si l'on pouvait s'accorder un bienfait, ces deux termes ne différeraient plus.

Il y a, disais-je tout à l'heure, des expressions qui se rappor-