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DES BIENFAITS, LIVRE V.

Qui sort de la vie sans se débattre, sans gémir ? C’est pourtant le fait d’un ingrat que de trouver trop courts les jours écoulés. Ils le sont toujours trop, si tu les estimes par le nombre. Songe que le souverain bien ne consiste pas dans la durée : quelle qu’elle soit, tiens-toi pour satisfait. Quand le jour fatal serait reculé pour toi, qu’y gagnerais-tu en félicité ? Ce répit ne rend pas la vie plus heureuse, mais plus longue. Qu’il vaut bien mieux remercier le ciel des jouissances qu’il nous a permises ; au lieu de supputer les années des autres, bien apprécier les siennes, et les compter comme gains ! Est-ce là ce dont la Divinité m’a jugé digne ? C’est assez pour moi. Elle pouvait faire plus : mais ce qu’elle a fait est pure gratification.

Soyons reconnaissants envers les dieux ; soyons-le envers les hommes ; soyons-le envers ceux qui ont fait quelque bien soit à nous-mêmes, soit aux nôtres.

XVIII. « Holà ! va-t-on me dire : c’est m’engager à l’infini que d’ajouter : aux nôtres. Mettez-y quelque borne. Qui rend un service au fils, selon vous, le rend aussi au père. D’abord d’où vient ce service, et où tend-il ? Puis je voudrais qu’on déterminât bien si, rendu au père, le service rejaillit encore sur le frère, et encore sur l’oncle et sur l’aïeul, et sur l’épouse, et sur le beau-père ? Dites où je dois m’arrêter, et jusqu’où cette ligne de parenté me conduira. » — Si je cultive votre champ, je vous rends service ; si j’éteins les flammes qui dévoraient votre maison, ou si je l’étaye pour qu’elle ne croule point, n’est-ce pas aussi un service ? Si je sauve votre esclave, je vous tiendrai pour redevable, et si je sauve votre fils, mon bienfait ne vous lierait point ?

XIX. « Comparaisons inexactes. L’homme qui cultive mon champ ne rend pas service à ce champ, mais à moi ; et celui qui, pour en prévenir la chute, étaye ma maison, le fait à cause de moi, car ma maison n’a pas de sentiment. Il m’a pour débiteur parce qu’il n’en saurait avoir d’autre. De même qui cultive bien mon champ cherche à bien mériter, non du champ, mais de moi. J’en dis autant de mon esclave : c’est une portion de ma propriété ; c’est pour moi qu’on le sauve, c’est moi qui dois pour lui. Mais mon fils est susceptible d’être obligé : aussi est-ce lui qui reçoit le bienfait ; moi je m’en réjouis, j’en suis touché, je n’en suis pas obligé. » — Je voudrais pourtant que vous, qui ne vous croyez pas redevable, vous répondissiez à ceci : la santé d’un fils, son bonheur, sa fortune intéressent-ils son père ? Le père sera-t-il plus heureux s’il conserve son fils ; plus