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LIVRE I.

placé en face n’y voit qu’un confus assemblage, et l’intervalle de l’une à l’autre s’efface par le lointain. De là, au lieu de gouttes distinctes, on n’aperçoit qu’un brouillard formé de toutes les gouttes. Aristote porte le même jugement. Toute surface lisse, dit-il, renvoie les rayons qui la frappent. Or, quoi de plus lisse que l’eau et l’air ? L’air condensé renvoie donc vers nos yeux les rayons qui en sont partis. Nos yeux sont-ils faibles et souffrants, la moindre répercussion de l’air les trouble. Il est des malades dont l’affection consiste à se figurer que partout c’est en face d’eux-mêmes qu’ils arrivent, et qui voient partout leur image. Pourquoi ? Parce que leur rayon visuel, trop faible pour pénétrer l’air le plus voisin, se replie sur lui-même. Ainsi, ce que l’air dense fait sur les autres, un air quelconque le fait sur eux, puisque le moins opaque l’est assez pour repousser leur vue débile. Mais une vue ordinaire est repoussée par l’air, s’il est assez dense, assez impénétrable pour arrêter et refouler le rayon visuel sur son point de départ. Les gouttes de pluie sont donc autant de miroirs, mais tellement petits qu’ils réfléchissent seulement la couleur et non la figure du soleil. Or, ces gouttes innombrables et qui tombent sans interstice, réfléchissant toutes la même couleur, doivent produire non pas une multitude d’images distinctes, mais une seule image longue et continue. « Comment, diras-tu, supposer des millions d’images où je n’en vois aucune ? Et pourquoi, quand le soleil n’a qu’une couleur, ses images sont-elles de teintes si diverses ? » Pour répondre à ton objection, ainsi qu’à d’autres qu’il n’est pas moins nécessaire de réfuter, je dois dire que la vue est le juge le plus faux, non-seulement des objets dont la diversité de couleurs s’oppose à la netteté de ses perceptions, mais de ceux même qui sont le plus à sa portée. Dans une eau transparente la rame la plus droite semble brisée. Les fruits vus sous le verre paraissent bien plus gros. L’intervalle des colonnes entre elles est comme nul à l’extrémité d’un long portique, et, pour revenir à mon texte, le soleil même, que le calcul nous prouve être plus grand que toute la terre, est tellement rapetissé par nos yeux, que des philosophes ne lui ont pas donné plus d’un pied de diamètre. L’astre que nous savons le plus rapide de tous, aucun de nous ne le voit se mouvoir ; et l’on ne croirait pas qu’il avance, s’il n’était clair qu’il a avancé. Ce monde qui tourne, incliné sur lui-même, avec tant de vitesse, qui roule en un moment de l’orient à l’occident, nul de nous ne le sent marcher. Qu’on ne s’étonne donc pas si notre