Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/86

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tôt. Parmi les hommes mêmes, l’habitant des forêts
sauvages connoît le besoin, mais non l’inquiétude, la douleur
et non le chagrin. Il peut avoir faim, il peut être
blessé ; la faim est appaisée, la blessure est guérie ; tout

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cela ne dure qu’un jour ; il est sans regret, sans ennui,
sans alarmes ; il n’est pas malheureux. Une terre aride ne
lui fournit-elle nul aliment, sa chute est-elle mortelle, ou
le reptile qui l’a surpris portoit-il un venin indomptable ?
tout cela ne dure qu’un jour encore, il meurt et n’est

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point malheureux. La vie des êtres connus est généralement

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indifférente. Quelques instans rapides sont pour | la
douleur, quelques autres presqu’aussi passagers sont pour
le plaisir. En ajoutant peu de chose à ces jouissances
passagères, nous avons tellement multiplié les instans du

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mal, et tellement prolongé leur durée, que, tandis que
tous nos jours à venir sont dans notre volonté consacrés
à jouir, tous nos jours présens sont en réalité consumés

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à souffrir [S 1]. De | plus, et c’est notre plus triste erreur, nous
  1. Si l’on juge ceci impartialement, l’on n’y trouvera pas de
    paradoxe. Nos arts ont créé, il est vrai, plusieurs moyens nouveaux
    de produire nos premiers plaisirs ; mais que l’on suppute
    combien d’hommes, ou pauvres, ou bornés, ou blasés, n’ont pas
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    ou n’ont plus ces jouissances. Que l’on songe combien un sauvage
    fatigué repose plus délicieusement même sur la terre brûlée ou
    une branche d’arbre au-dessus des marais fangeux, que le riche
    ennuyé sur les carreaux d’Orient ou le duvet d’Europe. Combien
    un fruit grossier vaut plus pour ce sauvage, que la table d’Apicius
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    pour l’oisif Sybarite. Que l’on n’estime point les choses par elles-
    mêmes, mais par les sensations que l’on en reçoit. Que l’on com-

    152. éprouve le besoin mais non l’inquiétude ; il connoît la douleur – 154. la faim s’apaise, la blessure se guérit ; tout – 161. indifférente, et dès lors bonne puisque le sentiment de l’existence la remplit ; ce sentiment suffit lorsqu’il est seul. Quelques instans sont pour – 162. autres pour – 165-8. mal, nous en avons tellement prolongé la durée, que tous nos jours présens… consumés dans la douleur, tandis que tous nos jours à venir… jouir. De plus –