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CONSUELO.

pas nous abandonner dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilité pèse sur nous ! Mon neveu vous a offensé ; mais devez-vous prendre au sérieux la vivacité d’un homme si peu maître de lui-même ?…

— Est-ce donc là le comte Albert ? demanda le docteur stupéfait. Je ne l’aurais jamais reconnu. Il est tellement changé !…

— Sans doute ; depuis près de dix ans que vous ne l’avez vu, il s’est fait en lui bien du changement.

— Je le croyais complètement rétabli, dit le docteur avec malignité ; car on ne m’a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.

— Ah ! mon cher docteur ! vous savez bien qu’Albert n’a jamais voulu se soumettre aux arrêts de la science.

— Et cependant le voilà médecin lui-même, à ce que je vois ?

— Il a quelques notions de tout ; mais il porte en tout sa précipitation bouillante. L’état affreux où il vient de voir cette jeune fille l’a beaucoup troublé ; autrement vous l’eussiez trouvé plus poli, plus sensé, et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnés dans son enfance.

— Je crains qu’il n’en ait plus besoin que jamais, » reprit le docteur, qui, malgré son respect pour la famille et le château, aimait mieux affliger la chanoinesse par cette dure réflexion, que de quitter son attitude dédaigneuse, et de renoncer à la petite vengeance de traiter Albert comme un insensé.

La chanoinesse souffrit de cette cruauté, d’autant plus que le dépit du docteur pouvait lui faire divulguer l’'état de son neveu, qu’elle prenait tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le désarmer, et lui demanda humblement ce qu’il pensait de cette saignée conseillée par Albert.

« Je pense que c’est une absurdité pour le moment, dit le docteur, qui voulait garder l’initiative et laisser tomber l’arrêt en toute liberté de sa bouche révérée. J’attendrai une heure ou deux ; je ne perdrai pas de vue la malade, et si le moment se présente, fût-ce plus tôt que je ne pense, j’agirai ; mais dans la crise présente, l’état du pouls ne me permet pas de rien préciser.

— Vous nous restez donc ? Béni soyez-vous, excellent docteur !

— Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en souriant d’un air de pitié protectrice, je ne m’étonne plus de rien, et je laisse dire. »

Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait poussé la porte pour qu’Albert n’entendît pas ce colloque, lorsque le chapelain lui-même, pâle et tout effaré, quitta la malade et vint trouver le docteur.

« Au nom du ciel ! docteur, s’écria-t-il, venez employer votre autorité ; la mienne est méconnue, et la voix de Dieu même le serait, je crois, par le comte Albert. Le voilà qui s’obstine à saigner la moribonde, malgré votre défense ; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle adresse, nous ne réussissons à l’arrêter. Dieu sait s’il a jamais touché une lancette. Il va l’estropier, s’il ne la tue sur le coup par une émission de sang pratiquée hors de propos.

— Oui-da ! dit le docteur d’un ton goguenard, et en se traînant pesamment vers la porte avec l’enjouement égoïste et blessant d’un homme que le cœur n’inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui fais pas quelque conte pour le mettre à la raison. »

Mais lorsqu’il arriva auprès du lit, Albert avait sa lancette rougie entre ses dents : d’une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l’autre l’assiette. La veine était ouverte, un sang noir coulait en abondance.

Le chapelain voulut murmurer, s’exclamer, prendre le ciel à témoin. Le docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son temps pour fermer la veine, sauf à la rouvrir un instant après quand son caprice et sa vanité pourraient s’emparer du succès. Mais Albert le tint à distance par la seule expression de son regard ; et dès qu’il eut tiré la quantilé de sang voulue, il plaça l’appareil avec toute la dextérité d’un opérateur exercé ; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les couvertures, et, passant un flacon à la chanoinesse pour qu’elle le tînt près des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans la chambre d’Amélie :

« Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez être d’aucune utilité à la personne que je soigne. L’irrésolution ou les préjugés paralysent votre zèle et votre savoir. Je vous déclare que je prends tout sur moi, et que je ne veux être ni distrait ni contrarié dans l’accomplissement d’une tâche aussi sérieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de réciter ses prières, et monsieur le docteur d’administrer ses potions à ma cousine. Je ne souffrirai plus qu’on fasse des pronostics et des apprêts de mort autour du lit d’une personne qui va reprendre connaissance tout à l’heure. Qu’on se le tienne pour dit. Si j’offense ici un savant, si je suis coupable envers un ami, j’en demanderai pardon quand je pourrai songer à moi-même. »

Après avoir parlé ainsi, d’un ton dont le calme et la douceur contrastaient avec la sécheresse de ses paroles, Albert rentra dans l’appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et dit à la chanoinesse : « Personne n’entrera ici, et personne n’en sortira sans ma volonté. »

XLIX.

La chanoinesse, interdite, n’osa lui répondre un seul mot. Il y avait dans son air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonne tante en eut peur et se mit à lui obéir d’instinct avec un empressement et une ponctualité sans exemple. Le médecin, voyant son autorité complètement méconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d’entrer en lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelain alla dire des prières, et Albert, secondé par sa tante et par les deux femmes de service, passa toute la journée auprès de sa malade, sans ralentir ses soins un seul instant. Après quelques heures de calme, la crise d’exaltation revint presque aussi forte que la nuit précédente ; mais elle dura moins longtemps, et lorsqu’elle eut cédé à l’effet de puissants réactifs, Albert engagea la chanoinesse à aller se coucher et à lui envoyer seulement une nouvelle femme pour l’aider pendant que les deux autres iraient se reposer.

« Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert ? demanda Wenceslawa en tremblant.

— Non, ma chère tante, répondit-il ; je n’en ai aucun besoin.

— Hélas ! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant ! Voici une étrangère qui nous coûte bien cher ! ajouta-t-elle en s’éloignant enhardie par l’inattention du jeune comte. »

Il consentit cependant à prendre quelques aliments, pour ne pas perdre les forces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor, l’œil attaché sur la porte ; et dès qu’il eut fini, il jeta sa serviette par terre et rentra. Il avait fermé désormais la communication entre la chambre de Consuelo et celle d’Amélie, et ne laissait plus passer que par la galerie le peu de personnes auxquelles il donnait accès. Amélie voulut pourtant être admise, et feignit de rendre quelques soins à sa compagne ; mais elle s’y prenait si gauchement, et à chaque mouvement fébrile de Consuelo elle témoignait tant d’effroi de la voir retomber dans les convulsions, qu’Albert, impatienté, la pria de ne se mêler de rien, et d’aller dans sa chambre s’occuper d’elle-même.

« Dans ma chambre ! répondit Amélie ; et lors même que la bienséance ne me défendrait pas de me coucher quand vous êtes là séparé de moi par une seule porte, presque installé chez moi, pensez-vous que je puisse goûter un repos bien paisible avec ces cris affreux et cette épouvantable agonie à mes oreilles ? »

Albert haussa les épaules, et lui répondit qu’il y avait beaucoup d’autres appartements dans le château ; qu’elle pouvait s’emparer du meilleur, en attendant qu’on pût