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CONSUELO.

— Sortez de ce corridor, signora, je vais vous parler dans un endroit tout à fait isolé et où j’espère que personne ne pourra nous entendre.

Consuelo suivit Karl, et se trouva en plein air avec lui sur la terrasse que formait la tourelle accolée au flanc de l’édifice.

« Signora, dit le déserteur en parlant avec précaution (arrivé le matin pour la première fois à Roswald, il ne connaissait guère mieux les êtres que Consuelo), n’avez-vous rien dit aujourd’hui qui puisse vous exposer au mécontentement ou à la méfiance du roi de Prusse, et dont vous auriez à vous repentir à Berlin, si le roi en était exactement informé ?

— Non, Karl, je n’ai rien dit de semblable. Je savais que tout Prussien qu’on ne connaît pas est un interlocuteur dangereux, et j’ai observé, quant à moi, toutes mes paroles.

— Ah ! vous me faites du bien de me dire cela ; j’étais bien inquiet ! je me suis approché de vous deux ou trois fois dans le navire, lorsque vous vous promeniez sur la pièce d’eau. J’étais un des pirates qui ont fait semblant de monter à l’abordage ; mais j’étais déguisé, vous ne m’avez pas reconnu. J’ai eu beau vous regarder, vous faire signe, vous n’avez pris garde à rien, et je n’ai pu vous glisser un seul mot. Cet officier était toujours à côté de vous. Tant que vous avez navigué sur le bassin, il ne vous a pas quittée d’un pas. On eût dit qu’il devinait que vous étiez son scapulaire, et qu’il se cachait derrière vous, dans le cas où une balle se serait glissée dans quelqu’un de nos innocents fusils.

— Que veux-tu dire, Karl ? Je ne puis te comprendre. Quel est cet officier ? Je ne le connais pas.

— Je n’ai pas besoin de vous le dire ; vous le connaîtrez bientôt puisque vous allez à Berlin.

— Pourquoi m’en faire un secret maintenant ?

— C’est que c’est un terrible secret, et que j’ai besoin de le garder encore une heure.

— Tu as l’air singulièrement agité, Karl ; que se passe-t-il en toi ?

— Oh ! de grandes choses ! l’enfer brûle dans mon cœur !

— L’enfer ? On dirait que tu as de mauvais desseins.

— Peut-être !

— En ce cas, je veux que tu parles ; tu n’as pas le droit de te taire avec moi, Karl. Tu m’as promis un dévouement, une soumission à toute épreuve.

— Ah ! signora, que me dites-vous là ? c’est la vérité, je vous dois plus que la vie, car vous avez fait ce qu’il fallait pour me conserver ma femme et ma fille ; mais elles étaient condamnées, elles ont péri… et il faut bien que leur mort soit vengée !

— Karl, au nom de ta femme et de ton enfant qui prient pour toi dans le ciel, je t’ordonne de parler. Tu médites je ne sais quel acte de folie ; tu veux te venger ? La vue de ces Prussiens te met hors de toi ?

— Elle me rend fou, elle me rend furieux… Mais non, je suis calme, je suis un saint. Voyez-vous, signora, c’est Dieu et non l’enfer qui me pousse. Allons ! l’heure approche. Adieu, signora ; il est probable que je ne vous reverrai plus, et je vous demande, puisque vous passez par Prague, de payer une messe pour moi à la chapelle de Saint-Jean-Népomuck, un des plus grands patrons de la Bohême.

— Karl, vous parlerez, vous confesserez les idées criminelles qui vous tourmentent, ou je ne prierai jamais pour vous, et j’appellerai sur vous, au contraire, la malédiction de votre femme et de votre fille, qui sont des anges dans le sein de Jésus le Miséricordieux. Mais comment voulez-vous être pardonné dans le ciel, si vous ne pardonnez pas sur la terre ? Je vois bien que vous avez une carabine sous votre manteau, Karl, et que d’ici vous guettez ces Prussiens au passage.

— Non, pas d’ici, dit Karl ébranlé et tremblant ; je ne veux pas verser le sang dans la maison de mon maître, ni sous vos yeux, ma bonne sainte fille ; mais là-bas ; voyez-vous, il y a dans la montagne un chemin creux que je connais bien déjà ; car j’y étais ce matin quand ils sont arrivés par là… Mais j’y étais par hasard, je n’étais pas armé, et d’ailleurs je ne l’ai pas reconnu tout de suite, lui !… Mais tout à l’heure, il va repasser par là, et j’y serai, moi ! J’y serai bientôt par le sentier du parc, et je le devancerai, quoiqu’il soit bien monté… Et comme vous le dites, signora, j’ai une carabine, une bonne carabine, et il y a dedans une bonne balle pour son cœur. Elle y est depuis tantôt ; car je ne plaisantais pas quand je faisais le guet accoutré en faux pirate. Je trouvais l’occasion assez belle, et je l’ai visé plus de dix fois ; mais vous étiez là, toujours là, et je n’ai pas tiré… Mais tout à l’heure, vous n’y serez pas, il ne pourra pas se cacher derrière vous comme un poltron… car il est poltron, je le sais bien, moi. Je l’ai vu pâlir, et tourner le dos à la guerre, un jour qu’il nous faisait avancer avec rage contre mes compatriotes, contre mes frères les Bohémiens. Ah ! quelle horreur ! car je suis Bohémien, moi, par le sang, par le cœur, et cela ne pardonne pas. Mais si je suis un pauvre paysan de Bohême, n’ayant appris dans ma forêt qu’à manier la cognée, il a fait de moi un soldat prussien, et, grâce à ses caporaux, je sais viser juste avec un fusil.

— Karl, Karl, taisez-vous, vous êtes dans le délire ! vous ne connaissez pas cet homme, j’en suis sûre. Il s’appelle le baron de Kreutz ; je parie que vous ne saviez pas son nom et que vous le prenez pour un autre. Ce n’est pas un recruteur, il ne vous a pas fait de mal.

— Ce n’est pas le baron de Kreutz, non, signora, et je le connais bien. Je l’ai vu plus de cent fois à la parade : c’est le grand recruteur, c’est le grand maître des voleurs d’hommes et des destructeurs de familles ; c’est le grand fléau de la Bohême, c’est mon ennemi, à moi. C’est l’ennemi de notre Église, de notre religion et de tous nos saints ; c’est lui qui a profané, par ses rires impies, la statue de saint Jean-Népomuck, sur le pont de Prague. C’est lui qui a volé, dans le château de Prague, le tambour fait avec la peau de Jean Zyska, celui qui fut un grand guerrier dans son temps, et dont la peau était la sauvegarde, le porte-respect, l’honneur du pays ! Oh non ! je ne me trompe pas, et je connais bien l’homme ! D’ailleurs, saint Wenceslas m’est apparu tout à l’heure comme je faisais ma prière dans la chapelle ; je l’ai vu comme je vous vois, signora ; et il m’a dit : « C’est lui, frappe-le au cœur. » Je l’avais juré à la Sainte-Vierge sur la tombe de ma femme, et il faut que je tienne mon serment… Ah ! voyez, signora ! voilà son cheval qui arrive devant le perron ; c’est ce que j’attendais. Je vais à mon poste ; priez pour moi ; car je paierai cela de ma vie tôt ou tard ; mais peu importe, pourvu que Dieu sauve mon âme !

— Karl ! s’écria Consuelo animée d’une force extraordinaire, je te croyais un cœur généreux, sensible et pieux ; mais je vois bien que tu es un impie, un lâche et un scélérat. Quel que soit cet homme que tu veux assassiner, je te défends de le suivre et de lui faire aucun mal. C’est le diable qui a pris la figure d’un saint pour égarer ta raison ; et Dieu a permis qu’il te fît tomber dans ce piége pour te punir d’avoir fait un serment sacrilége sur la tombe de ta femme. Tu es un lâche et un ingrat, te dis-je ; car tu ne songes pas que ton maître, le comte Hoditz, qui t’a comblé de bienfaits, sera accusé de ton crime, et qu’il le paiera de sa tête ; lui, si honnête, si bon et si doux envers toi ! Va te cacher au fond d’une cave ; car tu n’es pas digne de voir le jour, Karl. Fais pénitence, pour avoir eu une telle pensée. Tiens ! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure à côté de toi, et qui essaie de retenir ton bon ange, prêt à t’abandonner à l’esprit du mal.

— Ma femme ! ma femme ! s’écria Karl, égaré et vaincu ; je ne la vois pas. Ma femme, si tu es là parle-moi, fais que je te revoie encore une fois et que je meure.

— Tu ne peux pas la voir : le crime est dans ton cœur, et la nuit sur tes yeux. Mets-toi à genoux, Karl ; tu peux encore te racheter. Donne-moi ce fusil qui souille tes mains, et fais ta prière. »

En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputée, et se hâta de l’éloigner des yeux de Karl, tandis qu’il tombait à genoux et fondait en larmes.