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PROCOPE LE GRAND.

souverain catholique et absolu. En conséquence, ils publièrent que ses mœurs brutales et ses intrigues criminelles avec Rome le rendaient incapable et indigne de gouverner ; et l’ayant affublé par dérision d’un capuchon de moine, ils l’enfermèrent dans un couvent et ensuite dans la grande tour du château de Prague. Ce coup d’État souleva une grande indignation parmi les seigneurs catholiques qui voulaient qu’on respectât le sang royal, et qui regardaient peut-être la monarchie tempérée de Koribut comme un contre-poids bientôt nécessaire au despotisme du juste-milieu Calixtin. Cette guerre de religion était aussi une guerre de castes. L’opinion calixtine réunissait le plus grand nombre de gentilshommes, caste qui occupait entre les seigneurs et le peuple une place analogue à celle de la bourgeoisie dans nos dernières révolutions. Cette opinion eut ses savants et ses martyrs, ses doctrinaires et ses girondins ; mais en général elle n’eut pas le plus beau rôle dans toute cette guerre ; elle fit avorter tous les grands desseins de Ziska ; elle ne sut pas profiter de ses exploits. Brave et sanguinaire aussi quand elle défendait ses intérêts, elle devenait pusillanime, ingrate et rusée dès qu’elle les voyait menacés.

Ces rigueurs envers Koribut irritèrent aussi les Taborites et les Orphelins, qui l’avaient vu combattre hardiment avec eux contre les ennemis du pays et s’exposer, pour la cause bohémienne, à la disgrâce de son parent le roi de Pologne, aux anathèmes du pape et aux fureurs de l’Autriche. On vit alors une de ces monstrueuses alliances qui s’opèrent dans les grandes crises politiques entre deux minorités désespérées. L’extrême gauche et l’extrême droite de la nation, les Catholiques et les Taborites de Prague se liguèrent pour déliver Koribut et s’emparer de la métropole. Un coup de main fut tenté pendant la nuit, et jeta l’alarme dans la ville. La paix éternelle jurée par Procope n’avait pas duré plus que l’apparition des Allemands en Bohême. Mais Procope fut étranger à cette conspiration ; et, d’ailleurs, les Calixtins avaient violé le pacte les premiers en violant le droit des gens dans la personne de Koribut, sans consulter la nation. Les bourgeois de Prague tendirent les chaînes des rues et repoussèrent l’attaque avec fureur ; plusieurs seigneurs catholiques y périrent. Un d’entre eux, Hincko de Waldstein, le même qui commandait avec Procope dans la grande bataille contre les Allemands, fut assassiné et pendu au gibet par un scélérat qu’il avait récemment sauvé de la corde. Les Orphelins et les Taborites de Prague furent si horriblement massacrés, qu’il ne s’en sauva pas vingt. Le parti calixtin préludait par ces actes de rigueur et de haine, à la grande hécatombe de jacobins et de montagnards qu’elle devait bientôt offrir à l’Allemagne pour rentrer en grâce auprès d’elle.

Le lendemain, tandis qu’on procédait à l’exécution des citoyens soupçonnés d’avoir pris part à la conspiration, on força Koribut à signer son abdication, et on le renvoya secrètement sous bonne escorte jusqu’aux frontières de la Pologne.

Cependant la conduite ultérieure de ce prince nous démontre la sincérité de ses intentions. Il appela auprès de lui les principaux d’entre les Orphelins et les Taborites, et alla trouver le roi de Pologne, non pour rentrer en grâce avec lui et le saint-siège, mais pour lui demander hardiment secours et protection pour les libertés de la Bohême. Wladislas, qui ne se souciait plus de s’attaquer à l’Empereur et au pape, affecta un grand zèle pour la religion, et traita Koribut et ses adhérents comme des impies et des insensés. Tout ce qu’ils obtinrent de lui, ce fut de nouvelles promesses de les recommander à la miséricorde de Dieu et du saint-siège, s’ils voulaient se convertir. Koribut ne fléchit point, et s’emporta même jusqu’à menacer en termes peu diplomatiques le roi, les évêques, les églises de Pologne et jusqu’à saint Stanislas, patron du royaume, de la fureur des Taborites. Après cette sortie non équivoque, il fut forcé de quitter la Pologne, où l’interdit et les menaces le poursuivaient de ville en ville, et il rentra en Bohême avec ses jacobins pour se joindre à l’armée taborite. Étrange destinée d’un prince qui était venu chercher le pouvoir au milieu de cette révolution, qui avait combattu le peuple pour s’emparer de la couronne, et qui maintenant se jetait dans les bras de ce même peuple, calomnié et persécuté par ses premiers partisans, pour avoir passé à la république.

La guerre civile recommença donc avec fureur entre les modérés et les enthousiastes. Taborites, Orébites et Orphelins reprirent plusieurs villes sur le juste-milieu, ravagèrent tout le district de Pilsen, et marchèrent sur Prague pour l’assiéger de nouveau. Mais la publication d’une nouvelle croisade de Martin v et l’approche d’une nouvelle armée allemande engagèrent, comme de coutume, les Pragois à demander la paix. Ils le firent, cette fois, par l’intermédiaire du prêtre taborite Coranda. Comme de coutume, les Taborites laissèrent apaiser leur ressentiment, et, en sauvant encore une fois la patrie, ils augmentèrent ce trésor d’ingratitude qu’on amassait contre eux.

Au milieu de juin 1427, l’armée allemande vint mettre le siége devant Mise. Elle n’était composée cette fois que de quatre-vingt mille hommes. Pour vaincre une armée de dix-huit à vingt mille Bohémiens, c’était peu ; mais le pape comptait sur l’énergie, l’habileté et le zèle du cardinal de Winchester son légat, qui avait levé lui-même les troupes en Angleterre, en Saxe, Franconie, Thuringe, Bavière, Carinthie, etc. L’électeur de Brandebourg commandait un des corps d’armée, et le cardinal en personne dirigeait le plus considérable. Sigismond ni aucun membre de sa famille ne se joignirent à cette seconde croisade ; ils avaient agi de même à l’égard de la précédente. D’une part, l’Empereur n’était pas fort bien réconcilié avec le saint-siège ; de l’autre, il ne voulait plus se compromettre en personne contre ses futurs sujets. En avançant en âge, l’Empereur, qui s’était imaginé d’abord ne rencontrer qu’une poignée de mutins et n’avoir qu’à montrer sa belle personne, son épaisse barbe blonde et ses longs cheveux bouclés, ceints de la couronne de Charlemagne, pour faire tomber à genoux les porte-fléaux et les cordonniers de la Bohême, avait fait bien des réflexions et profité de ses rudes désastres. Il comprenait enfin que l’intrigue et la désunion pouvaient seules corrompre ou paralyser ces fiers courages. Les prêtres taborites, peu touchés de sa beauté, l’avaient surnommé le Cheval roux de l’Apocalypse, comme ils appelaient le pape simoniaque l’Antéchrist. L’Antéchrist, en homme médiocre, se flattait toujours de réduire l’hérésie par la force des armes, et d’inaugurer les bûchers de l’inquisition sous les tilleuls de la Bohême. Mais le Cheval roux, meilleur politique, disait, sans s’émouvoir au récit des exploits de son peuple révolté : « Les Bohémiens ne seront vaincus que par les Bohémiens. » Amère et froide sentence, triste parole prophétique ! Il se tenait donc désormais à l’écart, et laissait faire ; sachant bien que son jour viendrait, et qu’avec de la ruse il ferait oublier ce que ses commencements avaient eu d’impopulaire et d’odieux ; même il affectait de blâmer les croisades du pape et les ravages des gens de guerre, qui lui gâtaient et lui ruinaient à plaisir sa pauvre, sa chère Bohême.

Dès que ceux de Prague eurent avis de l’arrivée des Allemands, ils envoyèrent en toute hâte demander secours à Procope le Grand et à toute sa bande de héros. Soit qu’en effet la marche des Taborites vers l’ennemi les contraignit de traverser Prague, soit que ces fières cohortes voulussent tirer une vengeance courtoise de leurs adversaires réconciliés, ils demandèrent le passage à travers la ville. On le leur accorda en tremblant, et en les conjurant de ne pas s’arrêter et de passer en bon ordre, sans commettre aucun acte de vengeance. Ils le promirent, et défilèrent lentement avec leurs chariots. Procope vint le dernier avec sa cavalerie et les chariots d’élite. On avait en lui une telle confiance, qu’on le retint et le logea dans la ville avec son monde durant quelques jours. Plusieurs seigneurs catholiques, des grands de Bohême et de Moravie, se joignirent même à lui pour