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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

mission délicate, cette absence d’inquiétude pour toutes les réalités de la vie, paraissaient si conformes à son caractère recueilli, rêveur et contemplatif, que je ne cherchai pas assez à m’en rendre compte, et à en sonder les causes secrètes. En travaillant donc à fortifier son raisonnement contre l’excès de son enthousiasme, j’aidai, sans le savoir, à développer en lui cette sorte de démence à la fois sublime et déplorable dont il a été si longtemps le jouet et la victime.

« Peu à peu, dans une suite d’entretiens qui n’eurent jamais ni confidents ni témoins, je lui développai les doctrines dont notre ordre s’est fait le dépositaire et le propagateur occulte. Je l’initiai à notre projet de régénération universelle. À Rome, dans les souterrains réservés à nos mystères, Marcus le présenta et le fit admettre aux premiers grades de la maçonnerie, mais en se réservant de lui révéler d’avance les symboles cachés sous ces formes vagues et bizarres, dont l’interprétation multiple se prête si bien à la mesure d’intelligence et de courage des adeptes. Pendant sept ans je suivis mon fils dans tous ses voyages, partant toujours des lieux qu’il abandonnait un jour après lui, et arrivant à ceux qu’il allait visiter le lendemain de son arrivée. J’eus soin de me loger toujours à une certaine distance, et de ne jamais me montrer, ni à son gouverneur, ni à ses valets qu’il eut, au reste, d’après mon avis, la précaution de changer souvent, et de tenir toujours éloignés de sa personne. Je lui demandais quelquefois s’il n’était pas surpris de me retrouver partout.

« — Oh non ! me répondait-il ; je sais bien que vous me suivrez partout. »

« Et lorsque je voulus lui faire exprimer le motif de cette confiance :

« — Ma mère vous a chargée de me donner la vie, répondait-il, et vous savez bien que si vous m’abandonniez maintenant, je mourrais. »

« Il parlait toujours d’une manière exaltée et comme inspirée. Je m’habituai à le voir ainsi, et je devins ainsi moi-même, à mon insu, en parlant avec lui. Marcus m’a souvent reproché, et je me suis souvent reproché moi-même d’avoir entretenu de la sorte la flamme intérieure qui dévorait Albert. Marcus eût voulu l’éclairer par des leçons plus positives, et par une logique plus froide ; mais en d’autres moments je me suis rassurée en pensant que, faute des aliments que je lui fournissais, cette flamme l’eût consumé plus vite et plus cruellement. Mes autres enfants avaient annoncé les mêmes dispositions à l’enthousiasme ; on avait comprimé leur âme ; on avait travaillé à les éteindre comme des flambeaux dont on redoute l’éclat. Ils avaient succombé avant d’avoir la force de résister. Sans mon souffle qui ranimait sans cesse dans un air libre et pur l’étincelle sacrée, l’âme d’Albert eût été peut-être rejoindre celle de ses frères, de même que sans le souffle de Marcus, je me fusse éteinte avant d’avoir vécu. Je m’attachais d’ailleurs à distraire souvent son esprit de cette éternelle aspiration vers les choses idéales. Je lui conseillai, j’exigeai de lui des études positives ; il m’obéit avec douceur, avec conscience. Il étudia les sciences naturelles, les langues des divers pays qu’il parcourait : il lut énormément ; il cultiva même les arts et s’adonna sans maître à la musique. Tout cela ne fut qu’un jeu, un repos pour sa vive et large intelligence. Étranger à tous les enivrements de son âge, ennemi-né du monde et de ses vanités, il vivait partout dans une profonde retraite, et, résistant avec opiniâtreté aux conseils de son gouverneur, il ne voulut pénétrer dans aucun salon, être poussé dans aucune cour. C’est à peine s’il vit, dans deux ou trois capitales, les plus anciens et les plus sérieux amis de son père. Il se composa devant eux un maintien grave et réservé qui ne donna aucune prise à leur critique, et il n’eut d’expansion et d’intimité qu’avec quelques adeptes de notre ordre, auxquels Marcus le recommanda particulièrement. Au reste, il nous pria de ne point exiger de lui qu’il s’occupât de propagande avant de sentir éclore en lui le don de la persuasion, et il me déclara souvent avec franchise qu’il ne l’avait point, parce qu’il n’avait pas encore une foi assez complète dans l’excellence de nos moyens. Il se laissa conduire de grade en grade comme un élève docile ; mais, examinant tout avec une sévère logique et une scrupuleuse loyauté, il se réservait toujours, me disait-il, le droit de nous proposer des réformes et des améliorations quand il se sentirait suffisamment éclairé pour oser se livrer à son inspiration personnelle. Jusque-là il voulait rester humble, patient et soumis aux formes établies dans notre société secrète. Plongé dans l’étude et la méditation, il tenait son gouverneur en respect par le sérieux de son caractère et la froideur de son maintien. L’abbé en vint donc à le considérer comme un triste pédant, et à s’éloigner de lui le plus possible, pour ne s’occuper que des intrigues de son ordre. Albert fit même d’assez longues résidences en France et en Angleterre sans qu’il l’accompagnât ; il était souvent à cent lieues de lui, et se bornait à lui donner rendez-vous lorsqu’il voulait voir une autre contrée : encore souvent ne voyagèrent-ils pas ensemble. À ces époques j’eus la plus grande liberté de voir mon fils, et sa tendresse exclusive me paya au centuple des soins que je lui rendais. Ma santé s’était raffermie. Ainsi qu’il arrive parfois aux constitutions profondément altérées de se faire une habitude de leurs maux et de ne les plus sentir, je ne m’apercevais presque plus des miens. La fatigue, les veilles, les longs entretiens, les courses pénibles, au lieu de m’abattre, me soutenaient dans une fièvre lente et continue, qui était devenue et qui est restée mon état normal. Frêle et tremblante comme vous me voyez, il n’est plus de travaux et de lassitudes que je ne puisse supporter mieux que vous, belle fleur du printemps. L’agitation est devenue mon élément, et je m’y repose en marchant toujours, comme ces courriers de profession qui ont appris à dormir en galopant sur leur cheval.

« Cette expérimentation de ce que peut supporter et accomplir une âme énergique dans un corps maladif, m’a rendue plus confiante à la force d’Albert. Je me suis accoutumée à le voir parfois languissant et brisé comme moi, animé et fébrile comme moi à d’autres heures. Nous avons souvent souffert ensemble des mêmes douleurs physiques, résultat des mêmes émotions morales ; et jamais peut-être notre intimité n’a été plus douce et plus tendre qu’à ces heures d’épreuve, où la même fièvre brûlait nos veines, où le même anéantissement confondait nos faibles soupirs. Combien de fois il nous a semblé que nous étions le même être ! Combien de fois nous avons rompu le silence où nous plongeait la même rêverie pour nous adresser mutuellement les mêmes paroles ! Combien de fois enfin, agités ou brisés en sens contraires, nous nous sommes communiqué, en nous serrant la main, la langueur ou l’animation l’un de l’autre ! Que de bien et de mal nous avons connu en commun ! Ô mon fils ! ô mon unique passion ! ô la chair de ma chair et les os de mes os ! que de tempêtes nous avons traversées, couverts de la même égide céleste ! à combien de ravages nous avons résisté en nous serrant l’un contre l’autre, et en prononçant la même formule de salut : amour, vérité, justice !

« Nous étions en Pologne aux frontières de la Turquie, et Albert, ayant parcouru toutes les initiations successives de la maçonnerie et des grades supérieurs qui forment le dernier anneau entre cette société préparatoire et la nôtre, allait diriger ses pas vers cette partie de l’Allemagne où nous sommes, afin d’y être admis au banquet sacré des Invisibles, lorsque le comte Christian de Rudolstadt le rappela auprès de lui. Ce fut un coup de foudre pour moi. Quant à mon fils, malgré tous les soins que j’avais pris pour l’empêcher d’oublier sa famille, il ne l’aimait plus que comme un tendre souvenir du passé ; il ne comprenait plus l’existence avec elle. Il ne nous vint pourtant pas à l’esprit de résister à cet ordre formulé avec la dignité froide et la confiance de l’autorité paternelle, telle qu’on l’entend dans les familles catholiques et patriciennes de notre pays. Albert se prépara à me quitter, sans savoir pour combien de temps on nous séparait, mais sans pouvoir imaginer