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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Vous ne vous rappelez pas le nom de ce chanteur ? reprit Marcus avec obstination en observant attentivement les traits de Consuelo.

— Pardon, monsieur ! répondit-elle avec un peu d’impatience, il s’appelle Anzoleto. Ah ? le mauvais ré ! il a perdu cette note.

— Ne souhaitez-vous pas voir son visage ? Vous vous trompez peut-être. D’ici vous pourriez le distinguer parfaitement, car je le vois très bien. C’est un bien beau jeune homme.

— À quoi bon le regarder ? reprit Consuelo avec un peu d’humeur ; je suis bien sûre qu’il est toujours le même. »

Marcus prit doucement la main de Consuelo, et Liverani le seconda pour la faire lever et regarder par la fenêtre toute grande ouverte. Consuelo qui eût résisté peut-être à l’un céda à l’autre, jeta un coup d’œil sur le chanteur, sur ce beau vénitien qui était en ce moment le point de mire de plus de cent regards féminins, regards protecteurs, ardents et lascifs.

« Il est fort engraissé ! dit Consuelo en se rasseyant et en résistant un peu à la dérobée aux doigts de Liverani, qui voulait lui reprendre la petite croix, et qui la reprit en effet.

— Est-ce là tout le souvenir que vous accordez à un ancien ami ? reprit Marcus qui attachait toujours sur elle un regard de lynx à travers son masque.

— Ce n’est qu’un camarade, répondit Consuelo, et entre camarades, nous autres, nous ne sommes pas toujours amis.

— Mais n’auriez-vous pas quelque plaisir à lui parler ? Si nous entrions dans ce palais, et si l’on vous priait de chanter avec lui ?

— Si c’est une épreuve, dit avec un peu de malice Consuelo qui commençait à remarquer l’insistance de Marcus, comme je dois vous obéir en tout, je m’y prêterai volontiers. Mais si c’est pour mon plaisir que vous me faites cette offre, j’aime autant m’en dispenser.

— Dois-je arrêter ici, mon frère ? demanda Karl en faisant un signe militaire avec la rame.

— Passe, frère, et pousse au large ! » répondit Marcus.

Karl obéit, et au bout de peu d’instants, la barque, ayant traversé le bassin, s’enfonça sous des berceaux épais. L’obscurité devint profonde. Le petit fanal suspendu à la gondole jetait seul des lueurs bleuâtres sur le feuillage environnant. De temps en temps, à travers des échappées de sombre verdure, on voyait encore scintiller faiblement au loin les lumières du palais. Les sons de l’orchestre s’évanouissaient lentement. La barque, en rasant la rive, effeuillait les rameaux en fleurs, et le manteau noir de Consuelo était semé de leurs pétales embaumés. Elle commençait à rentrer en elle-même, et à combattre cette indéfinissable volupté de l’amour et de la nuit. Elle avait retiré sa main de celle de Liverani, et son cœur se brisait à mesure que le voile d’ivresse tombait devant des lueurs de raison et de volonté.

« Écoutez, madame ! dit Marcus. N’entendez-vous pas d’ici les applaudissements de l’auditoire ? Oui, vraiment ! ce sont des battements de mains et des acclamations. On est ravi de ce qu’on vient d’entendre. Cet Anzoleto a un grand succès au palais.

— Ils ne s’y connaissent pas ! » dit brusquement Consuelo en saisissant une fleur de magnolier que Liverani venait de cueillir au passage, et de jeter furtivement sur ses genoux.

Elle serra convulsivement cette fleur dans ses mains, et la cacha dans son sein, comme la dernière relique d’un amour indompté que l’épreuve fatale allait sanctifier ou rompre à jamais.

XXXVIII.

La barque prit terre définitivement à la sortie des jardins et des bois, dans un endroit pittoresque où le ruisseau s’enfonçait parmi des roches séculaires et cessait d’être navigable. Consuelo eut peu de temps pour contempler le paysage sévère éclairé par la lune. C’était toujours dans la vaste enceinte de la résidence ; mais l’art ne s’était appliqué en ce lieu qu’à conserver à la nature sa beauté première : les vieux arbres semés au hasard dans de sombres gazons, les accidents heureux du terrain, les collines aux flancs âpres, les cascades inégales, les troupeaux de daims bondissants et craintifs.

Un personnage nouveau était venu fixer l’attention de Consuelo : c’était Gottlieb, assis négligemment sur le brancard d’une chaise à porteurs, dans l’attitude d’une attente calme et rêveuse. Il tressaillit en reconnaissant son amie de la prison ; mais, sur un signe de Marcus, il s’abstint de lui parler.

« Vous défendez donc à ce pauvre enfant de me serrer la main ? dit tout bas Consuelo à son guide.

— Après votre initiation, vous serez libre ici dans toutes vos actions, répondit-il de même. Contentez-vous maintenant de voir comme la santé de Gottlieb est améliorée et comme la force physique lui est revenue.

— Ne puis-je savoir, du moins, reprit la néophyte, s’il n’a souffert aucune persécution pour moi, après ma fuite de Spandaw ? Pardonnez à mon impatience. Cette pensée n’a cessé de me tourmenter jusqu’au jour où je l’ai aperçu, passant auprès de l’enclos du pavillon.

— Il a souffert, en effet, répondit Marcus, mais peu de temps. Dès qu’il vous sut délivrée, il se vanta avec un enthousiasme naïf d’y avoir contribué, et ses révélations involontaires durant son sommeil faillirent devenir funestes à quelques-uns d’entre nous. On voulut l’enfermer dans une maison de fous, autant pour le punir que pour l’empêcher de secourir d’autres prisonniers. Il s’enfuit alors, et comme nous avions l’œil sur lui, nous le fîmes amener ici, où nous lui avons prodigué les soins du corps et de l’âme. Nous le rendrons à sa famille et à sa patrie lorsque nous lui aurons donné la force et la prudence nécessaires pour travailler utilement à notre œuvre qui est devenue la sienne, car c’est un de nos adeptes les plus purs et les plus fervents. Mais la chaise est prête, Madame ; veuillez y monter. Je ne vous quitte pas, quoique je vous confie aux bras fidèles et sûrs de Karl et de Gottlieb. »

Consuelo s’assit docilement dans une chaise à porteurs, fermée de tous côtés, et ne recevant l’air que par quelques fentes pratiquées dans la partie qui regardait le ciel. Elle ne vit donc plus rien de ce qui se passait autour d’elle. Parfois elle vit briller les étoiles, et jugea ainsi qu’elle était encore en plein air ; d’autres fois elle vit cette transparence interceptée sans savoir si c’était par des bâtiments ou par l’ombrage épais des arbres. Les porteurs marchaient rapidement et dans le plus profond silence ; elle s’appliqua, durant quelque temps, à distinguer dans les pas qui criaient de temps à autre sur le sable, si quatre personnes ou seulement trois l’accompagnaient. Plusieurs fois elle crut saisir le pas de Liverani à droite de la chaise ; mais ce pouvait être une illusion, et, d’ailleurs, elle devait s’efforcer de n’y pas songer.

Lorsque la chaise s’arrêta et s’ouvrit, Consuelo ne put se défendre d’un sentiment d’effroi, en se voyant sous la herse, encore debout et sombre, d’un vieux manoir féodal. La lune donnait en pleine lumière sur le préau entouré de constructions en ruines, et rempli de personnages vêtus de blanc qui allaient et venaient, les uns isolés, les autres par groupes, comme des spectres capricieux. Cette arcade noire et massive de l’entrée faisait paraître le fond du tableau plus bleu, plus transparent et plus fantastique. Ces ombres errantes et silencieuses, ou se parlant à voix basse, leur mouvement sans bruit sur ces longues herbes de la cour, l’aspect de ces ruines que Consuelo reconnaissait pour celles où elle avait pénétré une fois, et où elle avait revu Albert, l’impressionnèrent tellement, qu’elle eut comme un mouvement de frayeur superstitieuse. Elle chercha instinctivement Liverani auprès d’elle. Il y était effectivement avec Marcus, mais l’obscurité de la voûte ne lui