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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

Consuelo vit qu’elle n’avait rien à espérer, et qu’en essayant de faire constater l’identité de Liverani et d’Albert de Rudolstadt, elle rendait sa cause de plus en plus mauvaise. Elle se releva et marcha vers la porte, pâle et prête à s’évanouir. Marie-Thérèse, qui la suivait d’un œil scrutateur, eut pitié d’elle, et la rappelant :

« Vous êtes fort à plaindre, lui dit-elle d’une voix moins sèche. Tout cela n’est pas votre faute, j’en suis certaine. Remettez-vous, soignez-vous. L’affaire sera examinée consciencieusement ; et si votre mari ne veut pas se perdre lui-même, je ferai en sorte qu’il soit considéré comme atteint de démence. Si vous pouvez communiquer avec lui, faites-lui entendre cela. Voilà le conseil que j’ai à vous donner.

— Je le suivrai, et je bénis Votre Majesté. Mais sans sa protection, je ne pourrai rien. Mon mari est enfermé à Prague, et je suis engagée au théâtre impérial de Vienne. Si Votre Majesté ne daigne m’accorder un congé et me délivrer un ordre pour communiquer avec mon mari qui est au secret…

— Vous demandez beaucoup ! J’ignore si M. de Kaunitz voudra vous accorder ce congé, et s’il sera possible de vous remplacer au théâtre. Nous verrons cela dans quelques jours.

— Dans quelques jours !… s’écria Consuelo en retrouvant son courage. Mais dans quelques jours il ne sera plus temps ! il faut que je parte à l’instant même !

— C’est assez, dit l’impératrice. Votre insistance vous sera fâcheuse, si vous la portez devant des juges moins calmes et moins indulgents que moi. Allez, mademoiselle. »

Consuelo courut chez le chanoine *** et lui confia ses enfants, en lui annonçant qu’elle partait, et qu’elle ignorait la durée de son absence.

« Si vous nous quittez pour longtemps, tant pis ! répondit le bon vieillard. Quant aux enfants, je ne m’en plains pas. Ils sont parfaitement élevés, et ils feront société à Angèle, qui s’ennuie bien un peu avec moi.

— Écoutez ! reprit Consuelo qui ne put retenir ses larmes après avoir été serrer ses enfants une dernière fois sur son cœur, ne leur dites pas que mon absence sera longue, mais sachez qu’elle peut être éternelle. Je vais subir peut-être des douleurs dont je ne me relèverais pas, à moins que Dieu ne fît un miracle en ma faveur ; priez-le pour moi, et faites prier mes enfants. »

Le bon chanoine n’essaya pas de lui arracher son secret ; mais comme son âme paisible et nonchalante n’admettait pas facilement l’idée d’un malheur sans ressources, il s’efforça de la consoler. Voyant qu’il ne réussissait pas à lui rendre l’espérance, il voulut au moins lui mettre l’esprit en repos sur le sort de ses enfants.

« Mon cher Bertoni, lui dit-il avec l’accent du cœur, et en s’efforçant de prendre un air enjoué à travers ses larmes, si tu ne reviens pas, tes enfants m’appartiennent, songes-y ! Je me charge de leur éducation. Je marierai ta fille, ce qui diminuera un peu la dot d’Angèle, et la rendra plus laborieuse. Quant aux garçons, je te préviens que j’en ferai des musiciens !

— Joseph Haydn partagera ce fardeau, reprit Consuelo en baisant les mains du chanoine, et le vieux Porpora leur donnera bien encore quelques leçons. Mes pauvres enfants sont dociles, et annoncent de l’intelligence ; leur existence matérielle ne m’inquiète pas. Ils pourront un jour gagner honnêtement leur vie. Mais mon amour et mes conseils… vous seul pouvez me remplacer auprès d’eux.

— Et je te le promets, s’écria le chanoine ; j’espère bien vivre assez longtemps pour les voir tous établis. Je ne suis pas encore trop gros, j’ai toujours la jambe ferme. Je n’ai pas plus de soixante ans, quoique autrefois cette scélérate de Brigitte voulût me vieillir pour m’engager à faire mon testament. Allons, ma fille ! courage et santé. Pars et reviens ! Le bon Dieu est avec les honnêtes gens. »

Consuelo, sans s’embarrasser de son congé, fit atteler des chevaux de poste à sa voiture. Mais, au moment d’y monter, elle fut retardée par le Porpora, qu’elle n’avait pas voulu voir, prévoyant bien l’orage, et qui s’effrayait de la voir partir. Il craignait, malgré les promesses qu’elle lui faisait d’un air contraint et préoccupé, qu’elle ne fût pas de retour pour l’opéra du lendemain.

« Qui diable songe à aller à la campagne au cœur de l’hiver ? disait-il avec un tremblement nerveux, moitié de vieillesse, moitié de colère et de crainte. Si tu t’enrhumes, voilà mon succès compromis, et cela allait si bien ! je ne le conçois pas. Nous triomphons hier, et tu voyages aujourd’hui ! »

Cette discussion fit perdre un quart d’heure à Consuelo, et donna le temps à la direction du théâtre, qui avait déjà l’éveil, de faire avertir l’autorité. Un piquet de houlans vint faire dételer. On pria Consuelo de rentrer, et on monta la garde autour de sa maison pour l’empêcher de fuir. La fièvre la prit. Elle ne s’en aperçut pas, et continua d’aller et de venir dans son appartement, en proie à une sorte d’égarement, et ne répondant que par des regards sombres et fixes aux irritantes interpellations du Porpora et du directeur. Elle ne se coucha point, et passa la nuit en prières. Le matin, elle parut calme, et alla à la répétition par ordre. Sa voix n’avait jamais été plus belle, mais elle avait des distractions qui terrifiaient le Porpora. « Ô maudit mariage ! Ô infernale folie d’amour ! » murmurait-il dans l’orchestre en frappant sur son clavecin de façon à le briser. Le vieux Porpora était toujours le même ; il eût dit volontiers : Périssent tous les amants et tous les maris de la terre plutôt que mon opéra !

Le soir, Consuelo fit sa toilette comme à l’ordinaire, et se présenta sur la scène. Elle se posa, et ses lèvres articulèrent un mot… mais pas un son ne sortit de sa poitrine, elle avait perdu la voix.

Le public stupéfait se leva en masse. Les courtisans, qui commençaient à savoir vaguement sa tentative de fuite, déclarèrent que c’était un caprice intolérable. Il y eut des cris, des huées, des applaudissements à chaque nouvel effort de la cantatrice. Elle essaya de parler, et ne put faire entendre une seule parole. Cependant, elle resta debout et morne, ne songeant pas à la perte de sa voix, ne se sentant pas humiliée par l’indignation de ses tyrans, mais résignée et fière comme l’innocent condamné à subir un supplice inique, et remerciant Dieu de lui envoyer cette infirmité subite qui allait lui permettre de quitter le théâtre et de rejoindre Albert.

Il fut proposé à l’impératrice de mettre l’artiste récalcitrante en prison pour lui faire retrouver la voix et la bonne volonté. Sa Majesté avait eu un instant de colère, et on croyait lui faire la cour en accablant l’accusée. Mais Marie-Thérèse, qui permettait quelquefois les crimes dont elle profitait, n’aimait point à faire souffrir sans nécessité.

« Kaunitz, dit-elle à son premier ministre, faites délivrer à cette pauvre créature un permis de départ, et qu’il n’en soit plus question. Si son extinction de voix est une ruse de guerre, c’est du moins un acte de vertu. Peu d’actrices sacrifieraient une heure de succès à une vie d’amour conjugal. »

Consuelo, munie de tous les pouvoirs nécessaires, partit enfin, toujours malade, mais ne le sentant pas. Ici nous perdons encore le fil des événements. Le procès d’Albert eût pu être une cause célèbre, on en fit une cause secrète. Il est probable que ce fut un procès analogue, quant au fond, à celui que, vers la même époque, Frédéric de Trenck entama, soutint et perdit après bien des années de lutte. Qui connaîtrait aujourd’hui en France les détails de cette inique affaire, si Trenck lui-même n’eût pris soin de les publier et de répéter ses plaintes chaleureuses durant trente ans de sa vie ? Mais Albert ne laissa point d’écrits. Nous allons donc être forcé de nous reporter à l’histoire du baron de Trenck, puisque aussi bien il est un de nos héros, et peut-être ses embarras jetteront-ils quelque lumière sur les malheurs d’Albert et de Consuelo.

Un mois à peine après la réunion du saint Graal, circonstance sur laquelle Trenck a gardé le plus profond