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LE PICCININO.

l’escalier avec une grâce nonchalante, sentit son aversion se dissiper avec sa crainte. Il était impossible de se conserver irrité en présence d’un visage si pur, si calme et si doux. Mais comme, au milieu de sa colère, il s’était préparé à affronter le terrible regard d’une beauté arrogante et splendide, il éprouva comme un soulagement intérieur à voir une femme ordinaire. Déjà il pressentait que, si elle venait pour gronder, elle n’aurait ni l’énergie, ni peut-être l’esprit d’être blessante. Son cœur s’apaisa, et il la regarda avec une tranquillité croissante, comme si le fluide rafraîchissant émané d’une sérénité intérieure se fût communiqué d’elle à lui.

Elle était simplement et richement vêtue d’une robe d’étoffe de soie lourde et mate d’un blanc lacté, sans aucun ornement. Une légère guirlande de diamants ornait ses cheveux d’un noir doux, séparés en bandeaux sur un front lisse et pur. Sans doute elle eût pu avoir de plus riches pierreries, mais sa couronne était une œuvre d’art d’un excellent travail, et ne fatiguait point d’un poids abrutissant sa tête fine et admirablement attachée. Ses épaules, à demi découvertes, avaient perdu l’intéressante maigreur de l’adolescence et ne se noyaient pas encore dans l’embonpoint fastueux de la troisième ou quatrième jeunesse des femmes. Il y avait encore des contours délicats dans ses formes, et dans tous ses mouvements une souplesse abandonnée, qui semblait s’ignorer elle-même et ne poser pour personne.

Elle écarta lentement, du bout de son éventail, le laquais et l’intendant qui s’évertuaient à lui faire faire place, et passa devant eux, enjambant avec facilité et sans empressement maladroit les planches et les tapis roulés qui s’opposaient encore à sa marche ; laissant traîner, avec une sorte d’insouciance humble ou opulente, les longs plis de sa belle robe de soie blanche sur la poussière qu’avaient laissée les pieds des manœuvres. Elle effleura, sans éprouver de dégoût ou sans les remarquer, les ouvriers baignés de sueur, qui ne pouvaient se ranger assez vite. Elle passa dans un groupe de jardiniers qui remuaient des caisses énormes, et ne parut pas s’apercevoir ou se soucier du danger d’être écrasée ou blessée. Elle salua ceux qui la saluaient, sans prendre aucun air de commandement ou de protection ; et, quand elle fut au milieu de la cohue des hommes, des toiles, des planches et des échelles, elle s’arrêta fort tranquillement, promena ses regards sur ce qui était achevé et sur ce qui ne l’était pas, et dit d’une voix douce et encourageante : ― Eh bien, Messieurs, espérez-vous avoir fini à temps ? Nous n’avons plus guère qu’une demi-heure.

― Je vous réponds de tout, ma chère princesse, répondit Pier-Angelo en s’approchant d’elle d’un air enjoué ; ne voyez-vous pas que je mets la main à tout ?

― En ce cas, je suis tranquille, répondit-elle, et je compte aussi sur tout le monde. Il serait fâcheux de laisser imparfait un aussi bel ouvrage. Je suis extrêmement contente. Tout cela est conçu avec goût et exécuté avec soin. Je vous remercie beaucoup de la peine que vous prenez pour bien faire, Messieurs, et cette fête sera à votre gloire.

― Mon fils Michel en aura sa part, j’espère, reprit le vieux peintre en décors ; Votre Seigneurie veut-elle me permettre de le lui présenter ? Allons, Michel, approche, et baise la main de la princesse, mon enfant : c’est une bonne princesse, tu vois !

Michel ne fit pas un mouvement pour s’approcher. Quoique la manière dont la princesse venait de gronder son père l’eût attendri et gagné, il ne se souciait pas de faire acte de servilité devant elle. Il savait bien que la coutume italienne de baiser la main à une dame est l’hommage d’un ami ou la prosternation d’un inférieur, et, ne pouvant prétendre à l’un, il ne voulait pas descendre à l’autre. Il ôta son bonnet de velours et se tint droit, affectant de regarder la princesse avec aplomb.

Elle fixa alors ses yeux sur lui, et soit, qu’il y eût dans son regard une habitude de bonté et d’effusion qui fît contraste avec la nonchalante bienveillance de ses manières, soit que Michel fût frappé d’une étrange hallucination, il fut remué jusqu’au fond des entrailles par ce regard inattendu. Il lui sembla qu’une flamme insinuante, mais intense et profonde, pénétrait en lui à travers les douces paupières de la grande dame ; qu’une ineffable tendresse, partant de cette âme inconnue, venait s’emparer souverainement de tout son être ; enfin que la tranquille princesse Agathe lui disait dans un langage plus éloquent que toutes les paroles humaines : « Viens dans mes bras. Viens sur mon cœur. »

Michel étourdi, fasciné, hors de lui, tressaillit, pâlit, s’approcha par un mouvement convulsif et involontaire, prit en tremblant la main de la princesse, et au moment de la porter à ses lèvres, leva encore ses yeux sur les siens, croyant s’être trompé et pouvoir sortir d’un rêve à la fois pénible et délicieux. Mais ces yeux purs et transparents lui exprimaient un amour si absolu et si confiant qu’il perdit la tête, se sentit défaillir et tomba comme terrassé aux pieds de la signora.

Quand il recouvra sa présence d’esprit, la princesse était déjà à quelques pas de lui. Elle s’éloignait suivie de Pier-Angelo, et, quand ils furent isolés au bout de la salle, ils parurent s’entretenir de quelque détail de la fête. Michel était honteux : son émotion se dissipait rapidement, à la pensée qu’il avait donné à tous ses compagnons le spectacle d’une faiblesse et d’une présomption inouïes : mais, comme les bonnes paroles de la princesse les avaient tous électrisés, comme on s’était remis au travail avec une sorte de rage joyeuse, on remuait, on chantait, on frappait autour de lui, et son aventure n’était qu’un incident perdu, ou du moins incompris, dans la foule. Quelques-uns avaient remarqué, en souriant, qu’il saluait plus bas qu’il n’était besoin, et qu’apparemment c’était une manière aristocratique et galante qu’il avait apportée de loin avec son air fier et ses beaux habits. D’autres pensèrent qu’il avait trébuché sur des planches en voulant s’incliner, et que sa maladresse lui avait fait perdre contenance.

Le seul Magnani l’avait observé attentivement et à moitié deviné.

― Michel, lui dit-il au bout de quelques instants, quand un travail commun les eut rapprochés, tu parais fort timide, mais je te crois follement hardi. Il est certain que la princesse t’a trouvé beau garçon et qu’elle t’a regardé d’une certaine manière qui aurait pu signifier tout autre chose de la part d’une autre femme ; mais ne sois pas trop présomptueux, mon enfant ; cette bonne princesse est une dame vertueuse ; on ne lui a jamais connu d’amant, et si elle en voulait prendre un, il n’est pas probable qu’elle commencerait par un petit peintre à la détrempe, lorsque tant d’illustres seigneurs…

― Taisez-vous, Magnani, dit Michel avec impétuosité ; vos plaisanteries me blessent, et je ne vous ai point autorisé à me railler de la sorte ; je ne le souffrirai pas.

― Allons, pas de colère, reprit le jeune artisan ; je n’ai pas l’intention de t’offenser, et quand on a des bras comme les miens, on serait lâche de provoquer un enfant tel que toi. D’ailleurs, je n’ai pas l’âme malveillante, et, je te l’ai dit, si je te parle franchement, c’est parce que je me sens disposé à t’aimer. Je sens en toi un esprit au-dessus du mien qui me plaît et me charme. Mais je sens aussi que ton caractère est faible et ton imagination folle. Si tu as plus d’intelligence et de finesse, j’ai plus de raison et d’expérience. Ne prends pas mes réflexions en mauvaise part. Tu n’as pas encore d’amis parmi nous, et déjà tu compterais plus d’une antipathie prête à éclater, si tu cherchais à voir clair autour de toi. Je pourrai t’être bon à quelque chose, et, si tu écoutes mes avertissements, tu éviteras beaucoup d’ennuis que tu ne prévois point. Voyons, Michel, me dédaignes-tu, et refuses-tu mon amitié ?

― Je te la demande, au contraire, répondit Michel, ému et subjugué par l’accent de franchise de Magnani ; et, pour m’en montrer digne, je veux me justifier. Je ne sais rien, je ne crois rien, je ne pense rien de la princesse. Je vois, pour la première fois, d’aussi près, une aussi grande dame, et… Mais pourquoi souris-tu ?

― Tu t’arrêtes à mon sourire pour ne point achever ta phrase. Je vais la compléter pour toi. Tu trouves