Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
100
LE MEUNIER D’ANGIBAULT.


XXXVII.

CONCLUSION.

Marcelle avait eu la présence d’esprit de prévoir que Rose, malade et brisée par tant d’émotions, n’apprendrait pas sans danger la déplorable fin de sa sœur. Elle avait suggéré au meunier de la mettre bien vite dans le cabriolet du notaire et de l’emmener à son moulin avec la grand’mère et le vieux infirme, dont la bonne femme ne voulait pas se séparer. Marcelle, appuyée sur le bras de Lémor qui portait Édouard dans ses bras, les suivit de près.

Pendant quelques jours Rose eut tous les soirs d’assez vifs accès de fièvre. Ses amis ne la quittaient pas d’un instant, et, après avoir réussi à lui cacher le spectacle des funérailles du mendiant Cadoche, qui fut porté en terre avec toutes les cérémonies qu’il avait exigées, ils lui laissèrent ignorer la mort de la folle jusqu’à ce qu’elle fût en état de supporter cette nouvelle ; mais pendant bien longtemps encore elle n’en connut pas les affreuses circonstances.

Marcelle consulta M. Tailland sur la valeur de l’acte passé avec Bricolin.

L’avis du notaire ne fut pas favorable. Le mariage étant d’ordre public, on n’en pouvait faire une clause de vente. Dans le cas de clauses illicites, la vente subsiste et lesdites clauses sont réputées non écrites. Tels sont les termes de la loi. M. Bricolin les connaissait avant la signature de l’acte.

Au bout de trois jours, on vit arriver au moulin le fermier pâle, abattu, maigri de moitié, ayant perdu jusqu’à l’envie de boire pour se donner du cœur. Il paraissait incapable de se mettre en colère ; cependant, on ignorait dans quelles intentions il venait à Angibault, et Marcelle, qui voyait Rose encore bien faible, tremblait qu’il ne vînt la réclamer avec des paroles et des manières outrageantes. Tout le monde était inquiet, et on sortit en masse au-devant de lui pour l’empêcher d’entrer s’il n’annonçait pas des intentions pacifiques.

Il débuta par intimer froidement à la mère Bricolin l’ordre de lui ramener sa fille au plus vite. Il avait loué une maison dans le bourg de Blanchemont, et il allait commencer les travaux de reconstruction. — Mais de ce que je suis mal logé, dit-il, ce n’est pas une raison pour que je sois privé de la société de ma fille et pour qu’elle refuse ses soins à sa mère. Ce serait le fait d’un enfant dénaturé.

En parlant ainsi, Bricolin lançait au meunier des regards farouches. On voyait bien qu’il voulait tirer sa fille de chez lui, sans esclandre, sauf à exhaler ensuite sa rancune et à accuser au besoin Grand-Louis de l’avoir enlevée.

— C’est juste, c’est juste, dit la mère Bricolin, qui s’était chargée de répondre. Il y a longtemps que Rose demande à retourner auprès de son père et de sa mère ; mais comme elle est encore malade, nous l’en avons empêchée. Je pense qu’aujourd’hui elle sera en état de te suivre, et je suis prête à l’accompagner avec mon vieux, si tu as de quoi nous loger. Laisse seulement à madame Marcelle le temps de préparer la petite au plaisir et à la secousse de te revoir. Moi, j’ai à te parler en particulier, Bricolin ; viens dans ma chambre.

La vieille femme le conduisit dans la chambre qu’elle partageait avec la meunière. Marcelle et Rose avaient été installées dans celle du meunier. Lémor et Grand-Louis couchaient au foin avec délices.

— Bricolin, dit la bonne femme, tu vas faire bien de la dépense pour ces bâtiments ! Où donc prendras-tu l’argent ?

— Qu’est-ce que ça vous fait, la mère ? vous n’en avez pas à me donner, répondit Bricolin d’un ton brusque. Je suis à court, il est vrai, dans ce moment ; mais j’emprunterai. Je ne serai pas embarrassé pour trouver du crédit.

— Oui, mais avec de gros intérêts, comme c’est l’usage, et puis quand il faut rendre ça, on est déjà lancé dans de nouvelles dépenses nécessaires, inévitables. Ça gêne, ça encombre, et on ne sait plus comment en sortir.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? puis-je serrer, l’année prochaine, mes récoltes dans mon sabot, et mettre mon bétail à l’abri sous un balai ?

— Qu’est-ce que ça coûtera donc, tout ça ?

— Dieu sait !

— À peu près ?

— De quarante-cinq à cinquante mille francs, tout au moins ; quinze à dix-huit mille pour les bâtiments, autant pour le cheptel, et autant que j’ai perdu de ma récolte et de mes profits de l’année !

— Oui, ça fait cinquante mille francs environ. C’est bien mon calcul. Eh bien ! dis donc, Bricolin, si je te donnais ça, que ferais-tu pour moi ?

— Vous ? s’écria Bricolin dont les yeux reprirent leur feu accoutumé ; avez-vous donc des économies que vous m’aviez cachées, ou est-ce que vous radotez ?

— Je ne radote pas. J’ai là cinquante mille francs en or que je te donnerai, si tu veux me laisser marier Rose à mon gré.

— Ah ! voilà ! toujours le meunier ! Toutes les femmes en sont folles de cet ours-là, même les vieilles de quatre-vingts ans.

— C’est bon, c’est bon, plaisante, mais accepte.

— Et où est-il, cet argent ?

— Je l’ai donné à garder à Grand-Louis, dit la vieille qui savait son fils capable de le lui arracher, de force, des mains dans un moment d’ivresse, s’il venait à le voir.

— Et pourquoi à Grand-Louis, et non pas à moi ou à ma femme ? Vous voulez donc lui en faire une donation si je ne fais pas votre volonté ?

— L’argent d’autrui est en sûreté dans ses mains, dit la vieille, car il a eu celui-là à mon insu, et il me l’a rapporté quand je le croyais perdu pour toujours. Il est à mon homme, s’entend ; mais puisque vous l’avez fait interdire, et que nous nous étions, sous l’ancienne loi, donné notre bien à fonds perdu, au dernier vivant, j’en dispose !

— Mais c’est donc un recouvrement ? C’est impossible ! vous vous moquez de moi, et je suis bien bon de vous écouter !

— Écoute, dit la mère Bricolin, c’est une drôle d’histoire.

Et elle raconta à son fils toute l’histoire de Cadoche et de sa succession.

— Et le meunier t’a rapporté cet argent-là quand il pouvait n’en rien dire ? s’écria le fermier stupéfait. Mais c’est très-honnête, ça, c’est très-joli de sa part ! Il faudra lui faire un cadeau.

— Il n’y a qu’un cadeau à lui faire : c’est la main de Rose, puisqu’elle lui a déjà fait le cadeau de son cœur.

— Mais je ne donnerai pas de dot ! s’écria Bricolin.

— Ça va sans dire, qui est-ce qui t’en parle ?

— Faites-moi donc voir cet argent-là !

La mère Bricolin conduisit son fils auprès du meunier, qui lui montra le pot de fer et son contenu.

— Et de cette manière-là, dit le fermier ébloui et comme ressuscité par la vue de tant d’or monnayé, madame de Blanchemont n’est pas absolument dans la misère ?

— Grâce à Dieu !

— Et à toi, Grand-Louis ?

— Grâce à la fantaisie du père Cadoche.

— Et toi, de quoi hérites-tu ?

— De trois mille francs, dont un tiers est destiné à la Piaulette et le reste à établir deux autres familles auprès de moi. Nous travaillerons tous ensemble et nous nous associerons pour les profits.

— C’est bête, ça !

— Non, c’est utile et juste.

— Mais pourquoi ne pas garder ces mille écus pour les présents de noces de… de ta femme ?

— Ça sentirait l’argent volé ; et quand même ça ne serait que le produit de l’aumône, vous, qui êtes si fier, voudriez-vous que Rose eût sur le corps des robes payées