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L’USCOQUE.

peu à peu il reprit ses manières accoutumées, qui étaient les plus obséquieuses du monde. Ce commandant, nommé Léontio, était un Esclavon, officier de fortune, blanchi au service de la république. Habitué à s’ennuyer dans les emplois secondaires, il était d’un caractère inquiet, curieux et expansif. Ezzelin fut forcé d’entendre les lamentations ordinaires de tout commandant de place condamné à un hivernage triste et périlleux. Il l’écoutait à peine ; cependant un nom qu’il prononça le tira tout à coup de sa rêverie.



C’est ainsi que le cortége se remit en marche. (Page 5.)

« Soranzo ? s’écria-t-il, ne pouvant plus se maîtriser, qui donc est ce Soranzo, et où est-il maintenant ?

— Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette île, est celui dont j’ai l’honneur de parler à Votre Seigneurie, répondit Léontio ; il est impossible qu’elle n’ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine. »

Ezzelin se rassit en silence ; puis, au bout d’un instant, il demanda pourquoi le gouverneur d’une place si importante n’était pas à son poste, surtout dans un temps où les pirates couvraient la mer et venaient attaquer les galères de l’État presque sous le canon de son fort. Cette fois il écouta la réponse du commandant.

« Votre Seigneurie, dit celui-ci, m’adresse une question fort naturelle, et que nous nous adressons tous ici, depuis moi, qui commande la place, jusqu’au dernier soldat de la garnison. Ah ! seigneur comte ! comme les plus braves militaires peuvent se laisser abattre par un revers ! Depuis l’affaire de Patras, le noble Orio a perdu toute sa vigueur et toute son audace. Nous nous dévorons dans l’inaction, nous dont il gourmandait naguère la paresse et la lenteur ; et Dieu sait si nous méritions de tels reproches ! Mais, quelque injustes qu’ils pussent être, nous aimions mieux le voir ainsi que dans le découragement où il est tombé. Votre Seigneurie peut m’en croire, ajouta Léontio en baissant la voix, c’est un homme qui a perdu la tête. Si les choses qui se passent maintenant sous ses yeux eussent été seulement racontées il y a deux mois, il serait parti comme un aigle de mer pour donner la chasse à ces mouettes fuyardes ; il n’eût pas eu de repos, il n’eût pu ni manger ni dormir qu’il n’eût exterminé ces pirates et tué leur chef de sa propre main. Mais, hélas ! ils viennent nous braver jusque sous nos remparts, et le turban rouge de l’Uscoque se promène insolemment à la portée de nos regards.