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L’USCOQUE.

— Hélas ! il ne me fait pas l’honneur d’être jaloux de moi, répondit-elle.

— Mais je ferais peut-être mieux, dit Ezzelin, d’aller au-devant de lui ?

— Ne le faites pas, répondit-elle ; il penserait que je vous ai chargé d’épier ses démarches : restez. Peut-être même ne le verrai-je pas ce soir. Il rentre souvent de ses longues promenades sans m’en donner avis ; et sans l’admirable instinct de ce lévrier, qui me signale toujours son retour dans le château ou dans l’île, j’ignorerais presque toujours s’il est absent ou présent. Maintenant, à tout événement, aidez-moi à replacer ce panneau de boiserie sur la fenêtre ; car, s’il savait que je l’ai rendu mobile pour interroger des yeux ce côté du château qui donne sur les flots, il ne me le pardonnerait pas. Il a fait fermer cette ouverture à l’intérieur de ma chambre, prétendant que j’alimentais à plaisir mon inquiétude par cette inutile et continuelle contemplation de la mer. »

Ezzelin replaça le panneau, soupirant de compassion pour cette femme infortunée.

Il s’écoula encore assez de temps avant l’arrivée d’Orio. Elle fut annoncée par l’esclave turc qui ne quittait jamais Orio. Lorsque le jeune homme entra, Ezzelin fut frappé de la perfection de ses traits à la fois délicats et sévères. Quoiqu’il eût été élevé en Turquie, il était facile de voir qu’il appartenait à une race plus fièrement trempée. Le type arabe se révélait dans la forme de ses longs yeux noirs, dans son profil droit et inflexible, dans la petitesse de sa taille, dans la beauté de ses mains effilées, dans la couleur bronzée de sa peau lisse, sans aucune nuance. Le son de sa voix le fit reconnaître aussi d’Ezzelin pour un Arabe qui parlait le turc avec facilité, mais non sans cet accent guttural dont l’harmonie, étrange d’abord, s’insinue peu à peu dans l’âme, et finit par la remplir d’une suavité inconnue. Lorsque le lévrier le vit, il s’élança sur lui comme s’il eût voulu le dévorer. Alors le jeune homme, souriant avec une expression de malignité féroce, et montrant deux rangées de dents blanches, minces et serrées, changea tellement de visage qu’il ressembla à une panthère. En même temps il tira de sa ceinture un poignard recourbé, dont la lame étincelante alluma encore plus la fureur de son adversaire. Giovanna fit un cri, et aussitôt le chien s’arrêta et revint vers elle avec soumission, tandis que l’esclave, remettant son yatagan dans un fourreau d’or chargé de pierreries, fléchit le genou devant sa maîtresse.

« Voyez ! dit Giovanna à Ezzelin, depuis que cet esclave a pris auprès d’Orio la place de son chien fidèle, Sirius le hait tellement que je tremble pour lui ; car ce jeune homme est toujours armé, et je n’ai point d’ordres à lui donner. Il me témoigne du respect et même de l’affection, mais il n’obéit qu’à Orio.

— Ne peut-il s’exprimer dans notre langue ? dit Ezzelin, qui voyait l’Arabe expliquer par signes l’arrivée d’Orio.

— Non, répondit Giovanna, et la femme qui sert d’interprète entre nous deux n’est point ici. Voulez-vous l’appeler ?

— Il n’est pas besoin d’elle, » dit Ezzelin. Et adressant la parole en arabe au jeune homme, il l’engagea à rendre compte de son message ; puis il le transmit à Giovanna. Orio, de retour de sa promenade, ayant appris l’arrivée du noble comte Ezzelino dans son île, s’apprêtait à lui offrir à souper dans les appartements de la signora Soranzo, et le priait de l’excuser s’il prenait quelques instants pour donner ses ordres de nuit avant de se présenter devant lui.

« Dites à cet enfant, répondit Giovanna à Ezzelino, que je réponds ainsi à son maître : L’arrivée du noble Ezzelin est un double bonheur pour moi, puisqu’elle me procure celui de souper avec mon époux. Mais, non, ajouta-t-elle, ne lui dites pas cela ; il y verrait peut-être un reproche indirect. Dites que j’obéis, dites que nous l’attendons. »

Ezzelin ayant transmis cette réponse au jeune Arabe, celui-ci s’inclina respectueusement ; mais, avant de sortir, il s’arrêta debout devant Giovanna, et, la regardant quelques instants avec attention, il lui exprima par gestes qu’il la trouvait encore plus malade que de coutume, et qu’il en était affligé. Ensuite, s’approchant d’elle avec une familiarité naïve, il toucha ses cheveux et lui fit entendre qu’elle eût à les relever.

« Dites-lui que je comprends ses bienveillants conseils, dit Giovanna au comte, et que je les suivrai. Il m’engage à prendre soin de ma parure, à orner mes cheveux de diamants et de fleurs. Enfant bon et rude, qui s’imagine qu’on ressaisit l’amour d’un homme par ces moyens puérils ! car, selon lui, l’amour est l’instant de volupté qu’on donne ! »

Giovanna suivit néanmoins le conseil muet du jeune Arabe. Elle passa dans un cabinet voisin avec ses femmes, et lorsqu’elle en sortit, elle était éblouissante de parure. Cette riche toilette faisait un douloureux contraste avec la désolation qui régnait au fond de l’âme de Giovanna. La situation de cette demeure bâtie sur les flots et, pour ainsi dire, dans les vents, le bruit lugubre de la mer et les sifflements du sirocco qui commençait à s’élever, l’espèce de malaise qui régnait sur le visage des serviteurs depuis que le maître était dans le château, tout contribuait à rendre cette scène étrange et pénible pour Ezzelin. Il lui semblait faire un rêve ; et cette femme qu’il avait tant aimée, et que le matin même il s’attendait si peu à revoir, lui apparaissant tout d’un coup livide et défaillante, dans tout l’éclat d’un habit de fête, lui fit l’effet d’un spectre.

Mais le visage de Giovanna se colora, ses yeux brillèrent, et son front se releva avec orgueil lorsque Orio entra dans la salle d’un air franc et ouvert, paré, lui aussi, comme aux plus beaux jours de ses galants triomphes à Venise. Sa belle chevelure noire flottait sur ses épaules en boucles brillantes et parfumées, et l’ombre fine de ses légères moustaches retroussées à la vénitienne, se dessinait gracieusement sur la pâleur de ses joues. Toute sa personne avait un air d’élégance qui allait jusqu’à la recherche. Il y avait si longtemps que Giovanna le voyait les vêtements en désordre, le visage assombri ou décomposé par la colère, qu’elle s’imagina ressaisir son bonheur en revoyant l’image fidèle du Soranzo qui l’avait aimée. Il semblait en effet vouloir, en ce jour, réparer tous ses torts ; car, avant même de saluer Ezzelin, il vint à elle avec un empressement chevaleresque, et baisa ses mains à plusieurs reprises avec une déférence conjugale mêlée d’ardeur amoureuse. Il se confondit ensuite en excuses et en civilités auprès du comte Ezzelin, et l’engagea à passer tout de suite dans la salle où le souper était servi. Lorsqu’ils furent tous assis autour de la table, qui était somptueusement servie, il l’accabla de questions sur l’événement qui lui procurait l’honorable joie de lui donner l’hospitalité. Ezzelin en fit le récit, et Soranzo l’écouta avec une sollicitude pleine de courtoisie, mais sans montrer ni surprise ni indignation contre les pirates, et avec la résignation obligeante d’un homme qui s’afflige des maux d’autrui, sans se croire responsable le moins du monde. Au moment où Ezzelin parla du chef des pirates qu’il avait blessé et mis en fuite, ses yeux rencontrèrent ceux de Giovanna. Elle était pâle comme la mort, et répéta involontairement les mêmes paroles qu’il venait de prononcer :

« Un homme coiffé d’un turban écarlate, et dont une énorme barbe noire couvrait presque entièrement le visage !… C’est lui ! ajouta-t-elle, agitée d’une secrète angoisse, je crois le voir encore ! »

Et ses yeux effrayés, qui avaient l’habitude de consulter toujours le front d’Orio, rencontrèrent les yeux de son maître tellement impitoyables, qu’elle se renversa sur sa chaise ; ses lèvres devinrent bleuâtres, et sa gorge se serra. Mais aussitôt, faisant un effort surhumain pour ne point offenser Orio, elle se calma, et dit avec un sourire forcé :

« J’ai fait cette nuit un rêve semblable. »

Ezzelin regardait aussi Orio. Celui-ci était d’une pâleur extraordinaire, et son sourcil contracté annonçait