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LES MOTIFS ANTIMORAUX.

dieux, dont les commandements et les défenses déterminaient toute la conduite à tenir, et qui d’ailleurs pour appuyer ces ordres, disposaient de peines et de récompenses, dans un autre monde où la mort nous transportait. Admettons qu’on puisse rendre générale une croyance de la sorte, comme il est en effet possible si on l’imprime dans les esprits encore très-tendres ; admettons encore cette thèse, qui n’est pas aisée à établir, et que les faits ne justifient guère, qu’une telle discipline produise les résultats attendus ; tout ce qu’on obtiendrait, ce serait de rendre les actions des hommes conformes à la légalité, cela même en dehors des limites où se renferment la police et la justice ; mais il n’y aurait là, chacun le sent bien, rien de semblable à ce que nous appelons proprement la moralité des intentions. Évidemment tout acte inspiré par des motifs de ce genre aurait sa racine dans le pur égoïsme. Comment serait-il question de désintéressement, quand je suis pris entre une promesse de récompense qui me séduit, et une menace de châtiment qui me pousse ? Si je crois fermement à une récompense dans un autre monde, il ne peut plus s’agir que de traites à tirer à plus longue échéance, mais avec une garantie meilleure. Les pauvres qu’on satisfait ne manquent pas de vous promettre pour l’autre monde une récompense qui vous paiera mille fois : un harpagon même pourrait là-dessus distribuer force aumônes, bien persuadé qu’en ce faisant il s’assure un bon placement, et qu’en l’autre monde il ressuscitera dans la peau d’un Crésus. — Pour la masse du peuple, des exhortations de ce genre peuvent suffire : et c’est pourquoi les diverses religions, ces métaphysiques à l’usage du peuple, les lui répètent. Encore faut-il remarquer ici, que nous nous trompons parfois aussi bien sur les motifs de nos propres actes, que sur ceux d’autrui : aussi, plus d’un qui, pour se rendre raison de ses plus nobles actions, ne sait qu’invoquer des motifs de l’ordre dont il s’agit, en réalité se décide par des causes bien plus nobles et plus pures, mais dont il est bien plus malaisé aussi de se rendre compte, et fait par amour du prochain tels actes qu’il ne peut s’expliquer sinon par sa soumission envers