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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

dépassent les hommes en charité : en effet ce qui éveille la charité frappe d’ordinaire les sens mêmes, excite la pitié : et les femmes sont décidément plus que nous sensibles à la pitié. Mais pour elles, rien n’existe réellement que ce qui s’offre aux yeux, la réalité présente et immédiate : ce qui n’est connu que par des concepts, ce qui est lointain, absent, passé, futur, elles se le représentent mal. Ainsi là encore il y a compensation : la justice est plutôt la vertu des hommes ; la charité, des femmes. À la seule idée de voir à la place des hommes, les femmes gouverner, on éclate de rire ; mais les sœurs de charité ne sont pas de leur côté moins supérieures aux frères hospitaliers. Quant à la bête, comme les notions abstraites, ou de raison, lui font défaut, elle n’est capable d’aucune résolution, bien moins de principes, ou d’empire sur elle-même : elle est livrée sans défense à ses impressions, à ses appétits. Aussi n’est-elle nullement susceptible de moralité accompagnée de conscience, bien que les espèces, et même dans les races supérieures, les individus aient des degrés fort divers de bonté ou de malice. — En conséquence donc, si l’on considère une à une les actions du juste, la pitié n’y a qu’une part indirecte, elle agit par l’intermédiaire des principes, elle n’est pas tant ici actu que potentia[1] ; de même, en statique, la supériorité de longueur d’une des branches du levier fait que ses mouvements sont plus rapides, grâce à quoi une masse plus faible y fait équilibre à une plus forte qui est de l’autre côté : dans l’état de repos cette longueur, pour n’agir que potentia, n’agit pas moins réellement que actu. Néanmoins, la pitié est toujours là, prête à se manifester actu : et quand par hasard la maxime de notre choix, la maxime de justice, vient à faiblir, alors il faut qu’un motif vienne à la rescousse, qu’il ranime les bonnes résolutions : or nul n’y est plus propre (toute raison d’égoïsme à part) que ceux qu’on puise à la source même, dans la pitié. Et cela non pas seulement quand il s’agit de tort fait aux personnes, mais même aux pro-

  1. Pas tant en acte qu’en puissance. (TR.)