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DU FONDEMENT DE LA MORALE DANS KANT.

distinct de son unique espèce « l’homme » : bien moins encore d’établir des lois pour cet être raisonnable imaginaire, considéré abstraitement. Parler de l’être raisonnable en dehors de l’homme, c’est comme si l’on parlait d’êtres pesants en dehors des corps. On ne peut s’empêcher de soupçonner, qu’ici Kant n’ait un peu songé aux bons anges, ou du moins qu’il n’ait compté sur leur concours pour l’aider à persuader le lecteur. En tout cas, ce qu’on trouve au fond de tout cela, c’est l’hypothèse sous-entendue de l’âme raisonnable, qui, distinguée qu’elle est de l’âme sensitive et de l’âme végétative, subsiste après la mort, et dès lors n’est plus rien que raisonnable. Or toutes ces hypostases transcendantes, Kant lui-même y a coupé court en termes formels et exprès dans la Critique de la raison pure. Et néanmoins, dans la morale de Kant et surtout dans sa Critique de la raison pratique, on sent sous soi, comme dans un double-fond, à l’état flottant, cette pensée, que l’essence intime et éternelle de l’homme, c’est la raison. Comme ici la question ne se présente qu’en passant, je dois me borner à affirmer purement la thèse contraire : que la raison, considérée en général et comme faculté intellectuelle, n’est rien que de secondaire, qu’elle fait partie de la portion phénoménale en nous, qu’elle est même subordonnée à l’organisme ; tandis que le centre vrai dans l’homme, le seul élément métaphysique et indestructible, c’est la volonté.

Ainsi Kant, voyant le succès qu’avait eu sa méthode dans la philosophie théorique, et s’étant mis à la transporter dans la philosophie pratique, a voulu là aussi séparer la connaissance pure a priori, de la connaissance empirique a posteriori : il a donc admis que, semblable en cela aux lois de l’espace, du temps et de la causalité, qui nous sont connues a priori, la règle morale de nos actions doit nous être donnée pareillement, ou du moins d’une façon analogue, avant toute expérience, et qu’elle s’exprime sous la forme d’un impératif catégorique, d’un « il faut » absolu. Mais quelle différence entre les deux cas ! D’un côté, ces notions théoriques a priori, qui au fond expriment simplement les formes,