Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/389

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vivre sorti de la bouche même de la nature et qui prononce que ce vouloir-vivre est une aspiration destinée à se détruire elle-même. « Ce que tu as voulu, y est-il dit, aboutit à ce résultat : tâche de vouloir quelque chose de meilleur. » — Voilà donc, en somme, l’enseignement que chacun retire de sa vie : c’est que les objets de ses désirs ne cessent pas d’être illusoires, inconstants et périssables, plus propres par suite à lui apporter du tourment que de la joie, jusqu’au jour où enfin le fondement même tout entier, et le terrain sur lequel ils s’élevaient tous, s’écroule, et qu’alors l’anéantissement de sa propre vie lui confirme, par une dernière preuve, que toutes ses aspirations et tout son vouloir n’étaient que folie et égarement :

Then old age and experience, hand in hand,
Lead him to death, and make him understand,
After a search so painful and so long,
That all his life he has been in the wrong[1].

Mais j’ai l’intention d’entrer encore dans la partie plus spéciale de la question, car c’est sur ce point que j’ai rencontré le plus d’opposition. — Tout d’abord, j’ai indiqué tout à l’heure la nature négative de toute satisfaction, partant de toute jouissance et de tout bonheur, par opposition à la nature positive de la douleur ; c’est ce qu’il me faut confirmer dans ce qui suit.

Nous sentons le chagrin, mais non l’absence de chagrin ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir, comme nous ressentons la faim et la soif ; mais le désir est-il rempli, aussitôt il en advient de lui comme de ces morceaux goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment où nous les avalons. Nous remarquons douloureusement l’absence des jouissances et des joies, et nous les regrettons aussitôt ; au contraire, la disparition de la douleur, quand même elle ne nous quitte qu’après longtemps, n’est pas immédiatement sentie, mais tout au plus y pense-t-on parce qu’on veut y penser, par le moyen de la réflexion. Seuls, en effet, la douleur et le manque peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’eux-mêmes : le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouis-

  1. « Alors la vieillesse et l’expérience, la main dans la main, le conduisent à la mort et lui font reconnaître qu’après de si longs, de si pénibles efforts, il a été dans l’erreur, durant sa vie entière. »