Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/13

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C’est que, voyez-vous, madame, je m’arrêtais de temps en temps dans les rues ou dans la promenade à écouter des groupes qui parlaient.

MARTHE.

Et sur quoi ?

JEAN.

Ah ! dame, je ne sais pas… sur un édit du roi.

MARTHE.

Et lequel ?

RATON, d’un air important et toujours au comptoir.

Vous ne savez pas cela, vous autres ; l’ordonnance qui a paru ce matin et qui remet le pouvoir royal entre les mains de Struensée.

JEAN.

Ça m’est égal, je n’y ai rien compris ; mais tout ce que je sais, c’est qu’on parlait vivement et avec des gestes, et ça s’échauffait… et il pourrait bien y avoir du bruit.

RATON, d’un air important.

Certainement, c’est très grave.

JEAN, avec joie.

Vous croyez ?

MARTHE, à Jean.

Et qu’est-ce que ça te fait ?

JEAN.

Ça me fait plaisir ; parceque, quand il y a du bruit, on ferme les boutiques, on ne fait plus rien, on a congé ; et pour les garçons de magasin, c’est un dimanche de plus dans la semaine ; et puis, c’est si amusant de courir les rues et de crier avec les autres !…

MARTHE.

De crier… quoi ?

JEAN.

Est-ce que je sais ? on crie toujours !

MARTHE.

Il suffit ; remontez là-haut et restez-y ; vous ne sortirez plus d’aujourd’hui.

JEAN, sortant.

Quel ennui ! il n’y a jamais de profits dans cette maison-ci !

MARTHE, se retournant et voyant Raton qui pendant ce temps a pris son chapeau et s’est glissé derrière elle.

Eh bien ! toi qui étais si occupé, ou vas-tu donc ?

RATON[1].

Je vais voir ce que c’est.

MARTHE.

Et toi aussi ?

RATON.

N’as-tu pas déjà peur ?… les femmes sont terribles ! Je veux seulement savoir ce qui se passe, me mêler parmi les groupes des mécontents, et glisser quelques mots en faveur de la reine-mère !

MARTHE.

Et qu’as-tu besoin d’elle, ou de sa protection ? Quand on a de l’argent dans sa caisse, et nous en avons, on peut se passer de tout le monde ; on n’a que faire des grands seigneurs, on est libre, indépendant, on est roi dans son magasin ; reste dans le tien… c’est ta place !

RATON.

C’est-à-dire que je ne suis bon à rien qu’à auner du quinze-seize ? c’est-à-dire que tu déprécies le commerce ?

MARTHE.

Moi, déprécier le commerce ! moi, fille et femme de fabricant ! moi, qui trouve que c’est l’état le plus utile au pays, la source de sa richesse et de sa prospérité ! moi, enfin, qui ne vois rien de plus honorable et de plus estimable qu’un commerçant qui est commerçant !… Mais si lui-même rougit de son état, s’il quitte son comptoir pour les antichambres, ce n’est plus ça… et quand tu dis des bêtises comme homme de cour, je ne peux plus t’honorer comme marchand d’étoffes.

RATON.

À merveille, madame Raton Burkenstaff ! Depuis que notre reine mène son mari, chaque femme du royaume se croit le droit de régenter le sien. Et vous, qui blâmez tant la cour, vous faites comme elle.

MARTHE.

Eh ! mordi ! ne songez pas à la cour, qui ne songe pas à vous, et pensez un peu plus à ce qui vous entoure. Êtes-vous donc si las d’être heureux ? N’avez-vous pas un commerce qui prospère, des amis qui vous chérissent, une femme qui vous gronde, mais qui vous aime, un fils que tout le monde nous envierait, un fils qui est notre orgueil, notre gloire, notre avenir ?

RATON.

Ah ! si tu te mets sur ce chapitre.

MARTHE.

Eh bien ! oui… voilà mon ambition, fi moi, mon affaire d’état ; je ne m’informe pas de ce qui se passe ailleurs ; peu m’importe que la reine ait un favori, ou n’en ait pas ! que ce soit tel ambitieux qui règne, ou bien tel autre ! Ce qu’il m’importe de savoir, c’est si tout va bien chez moi, si l’ordre règne dans ma maison, si mon mari se porte bien, si mon fils est heureux ; moi, je ne m’occupe que de vous, de votre bien-être ; c’est mon devoir. Que chacun fasse le sien… chacun son métier, comme on dit ; et… voilà !

RATON, avec impatience.

Eh ! qui te dit le contraire ?

MARTHE.

Toi, qui à chaque instant me donnes des inquiétudes mortelles ; qui es toujours à pérorer sur le pas de ta boutique, à blâmer tout ce qu’on fait, ce qu’on ne fait pas ; toi, à qui tes idées ambitieuses font négliger nos meilleurs

  1. Marthe. Raton.