Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 2.djvu/299

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ment il y avait procession générale. Gérasme se faufile donc au milieu des bannières, bien sûr d’être là à l’abri de son persécuteur. Mais, ô sacrilége ! le personnage du carrosse vient de pénétrer dans le sanctuaire, et le voilà, pour comble d’audace, qui se met à jouer du cor. À peine la première note a-t-elle retenti, que tous les assistants se trémoussent d’une façon extraordinaire. Tous les moines et toutes les nonnes se mettent à gambader avec un entrain furibond ; et le bon Gérasme lui-même, empoignant une vieille religieuse, l’entraîne sur la pelouse dans le pas de deux le plus échevelé. Seul, au milieu de ce bal improvisé, Huon de Bordeaux est resté impassible. Alors, le nain s’approche de lui, et lui dit de sa voix la plus douce : Duc de Guyenne, je te conjure, par le Dieu qui créa le ciel et la terre, de me parler. — Qui que vous soyez, seigneur, répond le duc, je suis prêt à vous écouter. — Huon, mon ami, poursuit le nain, j’aimai toujours ta race et tu m’es cher depuis ta naissance ; l’état de grâce où tu étois en entrant dans mon bois te mettroit à couvert de tout enchantement, quand même je ne te voudrois pas autant de bien. Si ces moines, ces nonnains et mesme ton ami Gérasme avaient une conscience aussi pure que la tienne, mon cor ne les feroit pas danser ; mais quel est le moine ou la nonnain qui puisse sans cesse se défendre d’écouter la voix du tentateur ? Et Gérasme, dans le désert, a souvent douté du pouvoir de la Providence. Cependant la danse continuait toujours, et les couples, s’embarrassant dans leurs longues robes, faisaient les plus étranges culbutes sur la pelouse. Enfin, Huon intercéda pour eux, et le nain consentit à suspendre le charme. Aussitôt, tous s’arrêtèrent ; les frères rajustèrent leur froc, les sœurs leur robe, et chacun rentra dans sa cellule. Gérasme, après le galop qu’il venait de subir, ne demandait pas mieux que d’être sage. Il se réconcilia avec le nain. Celui-ci l’invita à s’asseoir à côté de Huon, et, pour lui prouver qu’il l’avait méconnu, il voulut bien lui dire qui il était.

Il raconta donc qu’un jour, à l’époque des guerres civiles de Rome, Julius César, étant sur la mer, aperçut une île que personne ne pouvait voir, et qu’il voulut y aborder, malgré les représentations des chevaliers romains qui l’accompagnaient sur le vaisseau. Il ordonna donc de jeter l’ancre et de mettre une chaloupe à l’eau, puis se fit conduire vers la rive de cette île invisible. À peine eut-il mis le pied sur la plage, que la fée Gloriande se présenta à lui et lui déclara qu’ayant eu envie de devenir mère, elle avait cru devoir choisir le futur vainqueur de Pharsale pour accomplir en elle cette métamorphose. Enchanté de la prophétie, César ne demanda pas mieux ; il resta toute une nuit avec la belle fée, et ne regagna son vaisseau que tard