Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 2.djvu/329

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avait bu de leur boisson et mangé de leur pain ; il savait par cœur leurs chansons d’amour et de guerre ; il conservait pieusement dans son château des meubles, des armes, des instruments de musique faits par eux. Il connaissait particulièrement trois Indiens qui se trouvaient à Rouen tandis que Charles IX y était, et qui causèrent même avec le roi. Quand les fêtes données à cette occasion furent terminées, quelqu’un leur demanda « ce qu’ils y avoient trouvé de plus admirable. » Les trois Indiens répondirent : « qu’ils trouvoient en premier lieu fort estrange que tant de grands hommes portants barbe, forts et armez, qui estoient autour du roy (il est vraysemblable qu’ils parloient des Souisses de sa garde), se soubmissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissoit plustost quelqu’un d’entre eulx pour commander. Secondement qu’ils avoient aperceu qu’il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendiants à leurs portes, descharnez de faim et de pauvreté ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prinssent les aultres à la gorge, ou meissent le feu à leurs maisons… Tout cela ne va pas trop mal, dit en terminant Montaigne : mais quoi ! ils ne portent point de hault de chausses ! »

Le lecteur ne me saura pas mauvais gré d’avoir analysé ici ce chapitre des cannibales dont s’est inspiré l’auteur de La Tempête. Il y a vingt ans, on ignorait encore si Shakespeare avait copié Montaigne sur le texte original ou sur le texte de la traduction anglaise qui parut en 1603. Aujourd’hui, la question semble résolue. En 1838, le British Museum a acquis pour 2,500 francs, un exemplaire de la traduction des Essais par Florio, qui a appartenu au poëte anglais. Ce précieux volume, qui, à l’insu du monde entier, était resté depuis soixante ans dans la possession d’un ministre protestant, le Rev. Edward l’atteson, est maintenant déposé au musée britannique dans la collection de choix : Kειμήλια. Il paraît infiniment probable que Shakespeare l’avait sous les yeux, lorsqu’il a extrait de l’œuvre de Montaigne les phrases mises par lui dans la bouche de Gonzalo.

Ce qui explique, en effet, le haut prix auquel cet exemplaire a été acquis par le British Museum, est qu’il contient, sur sa première page, une des six signatures connues de Shakespeare.

Jusqu’en 1838, on ne connaissait que cinq signatures de l’auteur d’Hamlet.

La première, mise au bas d’un acte de vente, lequel a été acheté en 1841 par la Corporation de Londres pour une somme de 145 livres st. (3,725 fr.).