Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/29

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
2
DELPHINE.

bémar m’avait faits. Retirée dans un couvent à Montpellier, ses goûts sont plus que satisfaits par la fortune qu’elle possède ; je suis donc libre et parfaitement libre de vous assurer vingt mille livres de rente, et je le fais avec un sentiment de bonheur que vous ne voudrez pas me ravir.

En vous donnant la terre d’Andelys, il me restera encore cinquante mille livres de revenu ; j’ai presque honte d’avoir l’air de la générosité quand je ne dérange en rien les habitudes de ma vie. Ce sont ces habitudes qui rendent la fortune nécessaire : dès que l’on n’est pas obligé d’éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de leur sort sur notre bienveillance, ou d’exciter la pitié des supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d’exister, l’on est à l’abri de toutes les peines que peut faire éprouver la diminution de la fortune. D’ailleurs je ne crois pas que je me fixe à Paris ; depuis près d’un an que j’y habite, je n’y ai pas formé une seule relation qui puisse me faire oublier les amis de mon enfance : ces véritables amis sont gravés dans mon cœur avec des traits si chers et si sacrés, que toutes les nouvelles connaissances que je fais laissent à peine des traces à côté de ces profonds souvenirs. Je n’aime ici que votre mère : sans elle je ne serais point venue à Paris, et je n’aspire qu’à la ramener en Languedoc avec moi : j’ai pris, depuis que j’existe, l’habitude d’être aimée, et les louanges qu’on veut bien m’accorder ici laissent au fond de mon cœur un sentiment de froideur et d’indifférence qu’aucune jouissance de l’amour-propre n’a pu changer entièrement ; je crois donc que, malgré mon goût pour la société de Paris, je retirerai ma vie et mon cœur de ce tumulte où l’on finit toujours par recevoir quelques blessures, qui vous font mal ensuite dans la retraite.

J’entre dans ces détails avec vous, ma chère cousine, pour que vous soyez bien convaincue que j’ai beaucoup plus de fortune qu’il n’en faut pour la vie que je veux mener. C’est à regret que je me condamne à rechercher tous les arguments imaginables pour vous faire accepter un don qui devrait s’offrir et se recevoir avec le même mouvement ; mais les différences de caractère et d’opinion qui peuvent exister entre nous m’ont fait craindre de rencontrer quelques obstacles aux projets que nous avons arrêtés votre mère et moi : j’ai donc voulu que vous sussiez tout ce qui peut vous tranquilliser sur un service auquel vous paraissiez attacher beaucoup trop d’importance ; il n’entraîne point avec lui une reconnaissance qui doive vous imposer de la gêne ; et si tout ce que je viens de vous dire ne suffit pas pour vous le prouver, je vous répéterai que mon amitié pour votre mère est