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à-dire en 1650. Ce qui ajoutait, pour Beyle, à la probabilité de cette origine italienne, c’est que la langue de ce pays était en grand honneur chez ses parents ; chose bien singulière dans une famille bourgeoise de 1780. Sa mère lisait le Dante et le Tasse, ce qui n’était pas commun alors parmi les femmes, et ce qui ne l’est guère encore de nos jours.

La famille Gagnon avait des sentiments d’honneur et de fierté qu’elle communiqua au jeune Henri, d’ailleurs très-heureusement disposé pour les partager.

Madame Beyle, en mourant, laissa trois enfants en bas âge, un fils et deux filles. Après la mort de cette charmante femme, ses enfants vinrent habiter la maison de M. Gagnon, leur grand-père, chez qui se passa leur jeunesse. Par sa situation, cette maison était l’une des plus gaies de Grenoble, car elle avait sa façade sur la principale place de la ville, et, d’une jolie terrasse, garnie de fleurs et d’arbustes, la vue embrassait une partie du beau jardin public, donnant sur la rive gauche de l’Isère.

On voyait peu M. Beyle : il s’était réservé, pour lui seul, son ancien appartement et s’y tenait habituellement, sauf aux heures des repas qu’il prenait en famille chez M. Gagnon. De fréquentes excursions à son domaine[1] de Claix, à deux lieues de Grenoble, le tenaient encore éloigné de ses enfants, avec lesquels il n’avait que des rapports sans intimité.

M. Beyle tenait sa bibliothèque à Claix, elle était toujours fermée : mais Henri ayant découvert le lieu où il mettait la clef, l’ouvrit quelquefois, et trouva le moyen de s’emparer de la Nouvelle Héloïse et de Grandisson ; il lisait ces deux romans, les yeux pleins de larmes de tendresse, et dans un galetas où il se livrait à ce plaisir délicieux en toute sécurité.

L’excellent M. Gagnon avait auprès de lui mademoiselle Élisabeth Gagnon, sa sœur, M. Gagnon, son fils, et une seconde fille, non mariée. Cette dernière, d’une humeur assez difficile, imposait à tout le monde, et s’était emparée à peu près exclusivement de l’autorité dans la maison. Mademoi-

  1. Domaine, dans le pays, veut dire une petite terre.