Page:Stendhal - Armance, Lévy, 1877.djvu/17

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selle Séraphie n’aimait pas grand’chose sur la terre, mais elle abhorrait son neveu Henri, favori de M. Gagnon père, et ne laissait échapper aucune occasion de lui donner des témoignages de son aversion.

M. Gagnon le fils[1], joli garçon, bien tourné, fort aimable, gai, élégant au physique comme au moral, était l’un des ornements de la bonne compagnie à Grenoble. Le plaisir était beaucoup pour lui ; l’intérêt d’argent absolument rien, la vanité bien peu. Sa gaieté même, à le bien prendre, n’était que de l’imagination ; il faisait rire plus qu’il ne riait lui-même. Son neveu Henri commençait à entrer en jouissance des avantages que lui procurait sa cohabitation avec ce charmant jeune homme, lorsqu’ils lui furent enlevés par un événement tout naturel : M. Gagnon fils se maria aux Échelles, bourg de Savoie très-pittoresque, à huit lieues de Grenoble. C’est là que Henri a passé quelques délicieuses semaines, loin de la sombre austérité et de la tyrannie minutieuse régnant dans la maison de son digne grand-père. Ici on gémissait toujours ; chacune des brillantes victoires des armées républicaines y était sujet de tristesse amère.

La sévérité du gouverneur de la maison (mademoiselle Séraphie) qu’habitait le jeune Beyle était tempérée par le noble caractère de mademoiselle Élisabeth Gagnon. Cette vertueuse fille, qui renonça au mariage parce qu’un accident lui avait enlevé l’homme qu’elle aimait, était douée de plus d’esprit, et surtout de plus de fermeté, que tout le reste de la famille. Henri l’affectionnait beaucoup, ainsi que M. le docteur Gagnon ; sa reconnaissance pour leur amitié, pour leurs bontés était entière, et sa parole prenait un accent visiblement tendre, chaque fois qu’il parlait de ces deux grands-parents.

Henri perdit sa mère à l’âge de sept ans ; sa douleur fut profonde, et tout indique que c’est la plus grande qu’il ait ressentie. Fort souvent, dans nos entretiens, j’ai pu apprécier l’amertume de ses regrets.

  1. Père de M. Gagnon, général en 1853.