Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
7
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

cependant un œil fort vif et bonne envie de parler, et sans doute, si j’avais eu dix ans de moins, je ne lui aurais pas préféré les sensations tragiques que me donnaient les passages des romans de Walter Scott qui me revenaient à la pensée. Je n’ai rien vu d’aussi semblable que le paysage du bac de la Vilaine et l’Écosse désolée, triste, puritaine, fanatique, telle que je me la figurais avant de l’avoir vue. Et j’aime mieux l’image que je m’en faisais alors que la réalité ; cette plate réalité, toute dégoûtante d’amour exclusif pour l’argent et l’avancement, n’a pu chez moi détruire l’image poétique.

Il faut noter qu’à six cents pas au-dessus de ce bac, à droite et du côté de Nantes, on aperçoit, contre la pente du coteau couvert d’une sombre verdure, une route tracée et dont la terre blanche marque une ligne au milieu des broussailles. C’est à l’extrémité de cette ligne que l’on va commencer un pont en fil de fer, qui passera à cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la Vilaine. On m’a beaucoup parlé de ce pont à Vannes, mais sous le rapport financier.

Après la longue montée que nous avons faite à pied et un peu par la pluie, nous sommes arrivés à une auberge d’une exiguïté vraiment anglaise. Le toit de la maison est à quinze pieds du sol ; la salle à manger, au rez-de-chaussée, peut avoir huit pieds de hauteur et dix pieds de long ; mais les fenêtres à petits carreaux de cette salle étaient garnies de fleurs charmantes.

Là, de jolies petites servantes bretonnes nous ont servi, avec toute la bonhomie possible, un dîner passable, et il a bien fallu faire connaissance avec les jeunes femmes. Dès lors, adieu à toutes les sensations tragiques. On parle beaucoup du maître de la maison, qui est membre de la Légion d’honneur. Il est allé à Vannes pour le jury. C’est un ancien soldat de la république, haut de six pieds. La servante nous a montré avec respect la belle croix de son oncle suspendue dans l’armoire au linge. Ce soldat de la république, né à l’autre bout de la France et im-