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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

la charmante gorge de Tencin, derrière le château, et compter les cascades de son ruisseau. Les frênes élancés qui croissent en ce lieu vous donnent l’idée d’un arbre, image de la beauté grecque, que l’on verrait pour la première fois. Leurs formes sveltes me rappellent les tableaux du Perrugin et les fresques vivantes de Sienne attribuées à Raphaël. Que dire de la sublime beauté de ce vallon ? Ce sont de ces choses che levan di terra in ciel nostr’intelletto. Par une chaleur de vingt-cinq degrés, la fraîcheur imprévue réunie à l’extrême beauté donnaient de ces sensations dont on ne peut parler qu’en manuscrit. Je m’y suis oublié, ce dont j’ai été puni plus tard. Une paysanne accorte m’a vendu d’excellentes fraises.

La terre de Tencin, l’une des plus belles du Dauphiné à vos yeux et aux miens, serait la plus belle de toutes aux yeux d’un enrichi : elle rend trente-cinq mille livres de rente, chose unique en ce pays de petite culture. La paysanne me raconte qu’une jeune personne accomplie, qui devait hériter de tout cela, vient de mourir, en deux heures de temps, à la veille de se marier.

Dans un des salons du château j’ai trouvé un fort bon portrait de d’Alembert, fils, comme on sait, de madame de Tencin, religieuse de Montfleury et sœur du fameux cardinal de ce nom. Dubois, cet habile ministre, employait Tencin à Rome ; du moins c’est ce que raconte Lémontey (Régence, t. II) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Que de talents Dubois montra dans cette négociation vraiment difficile ! Cet homme, d’un esprit infini, auquel on ne rend pas justice, est fort ressemblant, sur son tombeau, à Saint-Roch. La France l’admirerait s’il fût né grand seigneur.

Je m’en revenais à Grenoble, trés-fatigué, mais enchanté de mon voyage, et, comme Frontin, rêvant au bon souper et surtout au bon lit ; mais j’avais compté sans le génie militaire.

Grenoble a toujours été une place de guerre ; on en fait une ville forte : d’où il suit que le génie tyrannise la fermeture des