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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

porte de Bonne ; ses soldats firent ce jour-là treize lieues de poste. Il faisait grand froid et beaucoup de vent.

Par une circonstance particulière au caractère dauphinois, les gens de ce pays n’ont l’air qu’attentif et pensif lorsqu’ils sont fort émus. Ainsi un observateur manquant d’expérience n’eût rien remarqué d’extraordinaire à Grenoble pendant toute cette journée. Les soldats exécutaient en souriant les ordres qu’on leur donnait. En mettant leurs pièces en batterie sur le rempart, à gauche de la porte de Bonne, les canonniers disaient : Ces canons-là ne feront de mal à personne.

— C’est tout simple, la poudre est mouillée, répondaient les habitants qui les entouraient. On ne disait mot par prudence, mais les regards étaient d’accord.

Vers neuf heures, l’empereur était assis près de la porte de Bonne, à portée de pistolet du rempart. On était en guerre, et personne n’eut l’idée de lui tirer un coup de fusil qui eût sauvé les Bourbons.

L’empereur venait de courir ce jour-là un péril qu’on a toujours ignoré ; et comme il y a de l’énergie dans cette action, elle a pour auteur un homme du peuple.

Comme Napoléon s’arrêtait devant une maison située sur le chemin près de La Mure, le propriétaire, ancien soldat, mais qui avait épousé une femme d’une famille distinguée, pensa que sa fortune serait faite s’il tuait cet ennemi public qui venait détrôner le roi. Il prit son fusil, monta dans son grenier, mais là, au moment où il couchait en joue l’empereur, il lui vint à l’idée que sa femme et ses enfants qu’il avait laissés au rez-de-chaussée seraient égorgés par les soldats de l’empereur à l’instant où ils le verraient tomber, et il s’abstint.

La porte de Bonne était fermée ; on donna à cette porte des coups de hache par dehors, et aussi par dedans. Enfin elle s’ouvrit. Napoléon entra dans la ville accablé de fatigue, et vint coucher dans la chambre où j’écris ceci. Cette auberge était alors tenue par La Barre, brave soldat de l’armée d’Égypte ; il a été