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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

dire, pour parler génevois, qu’il gagnera beaucoup d’argent. Le seul inconvénient pour le rédacteur, c’est qu’il ne pourrait pas voir la société du haut ; jamais les dames momières ne lui pardonneraient de rendre compte avec louange (comme il le devrait) de Lélia ou du Lys dans la vallée. Or qu’est-ce que la littérature française pour la généralité des hommes qui lisent en Europe, sans George Sand ou M. de Balzac ?

Voici les obstacles à ce beau projet : je crains qu’il n’y ait pas dix personnes à Genève qui comprennent les Lettres persanes, et cependant il y a cent ans que cet esprit-là perd son imprévu.

On comprend bien plus facilement en ce beau pays les vérités qui tiennent à l’économie politique que celles qui touchent à l’analyse fine du cœur humain et à la littérature. Cette analyse, toujours raisonnable, tombe infailliblement dans la lourdeur. Ne serait-ce point qu’on veut, avant tout, être religieux et moral ? Or le rédacteur en chef du journal littéraire devrait avoir assez de bon sens pour sentir que dès que la littérature se propose une fin morale, elle devient à la fois bien respectable et un peu ennuyeuse.

Si je me souvenais encore des injures adressées à George Sand, je dirais que cette inaptitude complète à l’analyse fine du cœur humain pourrait peut-être se guérir en prenant une tasse d’excellent café, le matin, quand le temps est beau, et essayant ensuite de lire dix pages du Paysan parvenu, de Marivaux.

Supposons que ce régime ou tout autre produisît une guérison complète dont les symptômes seraient :

1° Ne jamais dire d’injures, car il est plus facile de trouver des moines que des raisons, dit Pascal ;

2° Pouvoir écrire dix pages de suite sans faire intervenir Bossuet et le gros canon de la morale.

Je crois que le bon sens génevois, dégagé des nuages du momiérisme, verrait bientôt que toute la question littéraire de notre époque est dominée par deux faits :

1° Un quart des appartements occupés jadis à Paris par la