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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

bordé de belles maisons, et l’on a tout de suite l’idée d’une grande ville.

Les gens qui vous entourent ont un air sérieux et une vivacité incroyable ; ils semblent ne parler que par exclamations ; leurs yeux pétillent. Ce qui frappe surtout, c’est l’étonnante transparence de l’air ; en voyant l’obélisque qui est à la porte de Rome, de l’arc de triomphe j’ai cru pouvoir y arriver en dix minutes. La plupart des femmes du peuple sont occupées à tricoter des bas couleur café au lait foncé ; elles ont le bas de la jambe fort bien. Les robes sont courtes et leurs plis annoncent une étoffe fort pesante. Les jeunes femmes du peuple ont à la ceinture de larges crochets d’argent destinés à porter des ciseaux, qui pendent à l’extrémité d’une chaîne aussi d’argent. Plus la chaîne est longue, plus la jeune fille qui la porte est considérée parmi ses voisines. C’est là le seul et unique luxe des jeunes filles du peuple. Ces ciseaux, d’ailleurs, serviraient au besoin d’armes contre les insolents.

Sur le cours, les chevaux et les voitures doivent passer le long des maisons ; les piétons sont au milieu, entre les deux magnifiques rangées d’arbres.

Mon cheval et moi, passant dans la rue à gauche du cours, sommes sur le point d’être accrochés par la diligence qui arrive de Toulon, et qui se garde bien de crier gare. Je trouve ces gens du bas peuple marseillais fort grossiers : c’est là l’inconvénient du naturel. On voit bien que nous sommes à deux cents lieues de Paris.

Je remets le cheval de mon nouvel ami à son groom, et, pour ne pas m’exposer à prendre de l’humeur, je continue la promenade à pied. Mais, à peine ai-je fait dix pas, que je suis suffoqué par la poussière qui s’échappe en gros tourbillons de certains grands tapis antiques que l’on bat au milieu du Cours, dans la partie réservée aux piétons. Certainement, à Paris, la police ne souffrirait pas ces choses-là. Une femme, qui vend des gâteaux pour les enfants, prend dispute avec les hommes qui battent les