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ŒUVRES DE STENDHAL.

vrai ; j’avais cousu quelques banknotes d’Angleterre dans la doublure de ma redingote.

J’ai admiré les belles forêts de lièges et la couleur grisâtre des troncs d’arbres que l’on vient de dépouiller de leur précieuse écorce ; les haies, formées d’aloès, m’ont beaucoup plu. À vrai dire, tout me plaisait ; ne faisais-je pas une imprudence ? Les maisons de tous les villages viennent d’être blanchies à la chaux, ce qui leur donne un air de propreté et de gaieté bien extraordinaire ; c’est-à-dire l’air précisément de tout ce qu’elles ne sont pas. Mais n’importe, l’aspect de ces lignes de maisons blanches, au milieu de vastes montagnes couvertes de forêts de lièges, est charmant.

Mataro, avec ses maisons parfaitement reblanchies à l’intérieur comme à l’extérieur, est situé sur le rivage, mais à quarante pieds au-dessus du niveau de la mer, ce qui lui donne beaucoup de vue, et en fait une petite ville fort agréable. On nous y a servi un diner très-abondant ; il y avait quinze ou vingt plats de viande pour huit voyageurs ; mais tous les plats étaient empestés avec de l’huile rance. Impossible de manger, et cependant nous mourions de faim. Nous avons essayé de laver les viandes avec de l’eau chaude, et de les manger ensuite en vinaigrette ; mais il a été impossible de leur ôter l’exécrable odeur de l’huile rance.

Pendant cette triste expérience, je m’amusais beaucoup de la figure des deux servantes de l’auberge. L’une d’elles avait au moins cinq pieds six pouces et était admirablement bien faite ; de grands yeux, mais l’air un peu sans idées. Rien de plus malin, au contraire, que sa compagne, également très-bien faite ; des mains charmantes, de beaux yeux noirs et quatre pieds de haut seulement. Ces robustes Espagnoles nous regardaient faire, et ne comprenaient rien à notre occupation. Elles nous ont pris, je pense, pour de misérables juifs, qui ne voulaient pas manger des mets préparés par des chrétiens. Nous ne comprenions pas un mot à leur langage ; les muletiers étaient auprès de leurs