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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

sûr de communiquer avec les Anglais. L’on peut dire que le courage plutôt civil que militaire des hommes de sens qui eurent l’idée de défendre cette bicoque a peut-être sauvé la république et empêché le retour des Bourbons dès 1794. Pensez à ce que l’Europe aurait fait de nous qui n’avions pas encore la gloire de l’Empire ! Vienne, Berlin, Moscou, Madrid, n’avaient pas encore vu les grenadiers français. Qu’on juge par 1815 de ce qu’aurait fait le parti émigré, plus jeune de vingt ans en 1795.

J’ai vivement regretté de n’avoir pas avec moi le volume de l’histoire de la Vendée par Bauchamp, où il raconte la levée du siège de Granville et l’incendie du faubourg. C’est en vain que j’ai demandé à voir un tableau représentant cet incendie, qui est, dit-on, à l’hôtel de ville ; l’homme chargé de le garder est absent : c’est presque toujours ce qui arrive en province ; tout monument qui n’est pas sur la voie publique est perdu pour le voyageur ; et si j’étais un héros, je voudrais que ma statue fût au coin de la rue, sauf à voir les enfants m’assiéger à coups de pierres.

Depuis la révolution de 1850, on bâtit une fort jolie ville au pied du rocher de Granville, et tout contre le port. J’ai compté là je ne sais combien de grandes maisons en construction. On imite l’architecture de Paris, et toutes ces maisons ont une jolie vue sur la mer, et sont garanties du vent du nord par la vieille ville. Quelques maisons antiques et fort pittoresques sont placées à l’endroit où la jetée, qui forme le port, touche au rocher couronné par le pré dont j’ai parlé, et qui figure le bout du monde. J’ai trouvé là des nuées d’enfants, jouant dans l’eau de la mer qui se retirait. Comment ne seraient-ils pas de bons marins ? Bientôt tous les navires se sont tristement penchés sur le côté, et sont restés pris dans la boue. Des charpentiers, occupés à construire deux ou trois bâtiments au fond de ce port, m’ont appris que Granville expédie ses bâtiments en Amérique et au bout du monde ; et comme, malgré moi, j’avais l’air sans doute un peu incrédule, on m’a nommé toutes les maisons qui depuis