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ATAR-GULL.

pris comme un congre dans son trou… — Tout de même, papa… — Non !… bigre… non… — Comme tu voudras… mais il fait solidement soif… »

Brulart prit alors sa barre de chêne, et frappa le plancher.

Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé ses doigts moins le pouce, qu’il tendit vers sa bouche en haussant le coude… qu’une grosse cruche de rhum était sur la petite table.

Le capitaine de la Catherine, toujours amarré sur son coffre, se trouvait dans l’impossibilité de faire un mouvement.


La causerie.

« Dis donc, confrère, — reprit Brulart après s’être ingéré un énorme verre de cette liqueur alcoolique ; — dis donc, pour passer le temps, jouons à un jeu, veux-tu ? à pigeon vole… non, tu es attaché ; à mon corbillon… c’est bien fade ; à M. le curé n’aime pas les os… ça sent le blasphème ; tiens, j’y suis, jouons à deviner ; je te préviendrai quand tu brûleras, comme nous disions au lycée Bonaparte. Voyons, devine… devine… ah ! tiens, devine ce que je vais faire de toi et de ton équipage ? — Bigre, ce n’est pas malin ! nous piller, scélérat… — Non ; va toujours… — Nous faire prisonniers… monstre… — Non, va toujours. — Eh bien donc ! nous massacrer, car tu es capable de tout… — Tu brûles… mais ce n’est pas ça tout à fait… — Mille millions de tonnerre… être là, immobile, amarré comme une ancre au capon… c’est à se dévorer la langue. — Tu donnes ta langue au chien… c’est-à-dire que tu renonces, que tu ne devines pas… Eh bien ! écoute. »

Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux…

Mais se ravisant : « Je ne veux pas t’entendre, vilain gueux, — s’écria-t-il, — je t’empêcherai bien de parler… tu vas voir… »

Et Claude-Borromée-Martial se mit à crier, à vociférer, à chanter, à hurler pour couvrir la voix de M. Brulart et ne pas ouïr ses atroces plaisanteries.

Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit infernal, se précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu’on s’y égorgeait.

« Voulez-vous retourner là-haut, canailles, — dit Brulart, — ne voyez-vous pas que c’est monsieur qui s’amuse à chanter des romances namaquoises ! Ah ! scélérat de musicien, va ! »

Et le pauvre Benoît de continuer ses « Ah ! ah ! ses oh ! oh ! » sur tous les tons pour s’étourdir et couvrir la voix de son hôte.

« Ah, oui ! mais ça m’embête, — dit Brulart, — c’est bon un moment, et puis tu t’enroueras… »

En deux tours Benoît fut bâillonné ; ses yeux devinrent rouges comme du sang, et lui sortaient de la tête.

« À la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi ; pour ta peine, je vais t’apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton équipage. Je te dirai d’abord que j’avais autrefois la sottise d’aller acheter des noirs à la côte : tel bon marché qu’ils soient, c’est encore trop cher. Un jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé jusqu’au dernier quart le fruit d’une assez bonne opération, j’eus l’idée de la tontine dont je t’ai parlé… Allons, reste donc tranquille, — tu te feras du mal… Or, je flâne le long de la côte… et quand j’aperçois un négrier que je suppose chargé, — crac… je mets son chargement dans ma tontine… et lui et son équipage, je les amortis comme j’ai eu l’honneur de te le dire… De cette façon, les noirs ne me coûtent que la nourriture, que la façon, et je puis les donner aux colonies à meilleur marché que mes confrères : ainsi tu vois la chose ; mais en t’entendant parler des grands et petits Namaquois, il m’est bien venu, pardieu ! une autre idée… tu vas rire. »

Benoît pâlit…

« Vois-tu, nous avons le cap à l’est-sud-est… c’est-à-dire que nous portons un peu au nord de la rivière Rouge, où nous allons, autrement dit, chez les petits Namaquois, dont tu as acheté les frères, parents et amis. »

Benoit fit un mouvement brusque et convulsif…

« Comprends-tu ?… j’ai un de mes agneaux qui parle très-bien caffre et namaquois ; je le mets dans ma chaloupe avec toi et ton équipage, et je vous expédie à terre… en faisant bien expliquer aux petits Namaquois que tu es l’homme blanc qui depuis longtemps les achète quand ils sont faits prisonniers par leur ennemi, le chef des grands Namaquois, et tu juges s’ils seront contents de se venger sur toi et les tiens du sort affreux que l’on fait endurer à leurs compatriotes. »

Les yeux de Benoît étincelèrent, et on entendit un gémissement étouffé.


Atar-Gull et Brulart

« À la bonne heure, tu commences à comprendre… Ainsi donc, mon Caffre va trouver le chef du Kraal des petits Namaquois, et lui dit à peu près ceci :

« Grand chef ! mon maître, un homme blanc respectable, vient de donner la chasse à un autre blanc ; mais cet autre blanc est un misérable, le voici… Ce monstre a acheté à votre ennemi, le chef des grands Namaquois, tous les prisonniers qu’il vous a faits dans la dernière bataille… témoin, ce cadavre de l’un d’eux… qu’il a sans doute égorgé.