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et attendre votre retour… ce sera encore une consolation.

— Adieu, Herminie, adieu ! — dit mademoiselle de Beaumesnil d’une voix étouffée, — adieu, à bientôt… le plus tôt que je pourrai… je vous le jure… après-demain, si je puis… Et… après tout, je le pourrai, — ajouta résolument l’orpheline, — oui, quoi qu’il arrive, après-demain, à cette heure-ci, comptez sur moi…

— Merci… merci, — dit Herminie en embrassant Ernestine avec effusion, — ah ! la compassion que j’ai eue pour vous… votre généreux cœur me le rend bien…

— Après-demain, Herminie.

— Merci encore, Ernestine.

— Adieu, — dit la jeune fille.

Et, dans un trouble inexprimable, elle se dirigea vers l’endroit où sa gouvernante l’attendait dans le fiacre.

Au moment où mademoiselle de Beaumesnil sortait de chez Herminie, elle se croisa avec un homme qui se promenait lentement dans la rue, en regardant de temps à autre la maison occupée par Herminie.

Cet homme était de Ravil, qui, on l’a dit, venait parfois rôder autour de la demeure de la duchesse, dont il avait gardé un très irritant souvenir, depuis le jour où ce cynique avait si insolemment abordé la jeune artiste, alors qu’elle était sur le point d’entrer à l’hôtel de Beaumesnil.

De Ravil reconnut parfaitement la plus riche héritière de France qui, dans son trouble, remarqua d’autant moins ce personnage qu’elle ne l’avait vu qu’une fois au Luxembourg, lors de la séance de la chambre des pairs, où M. de La Rochaiguë l’avait conduite.

— Oh ! oh !… Qu’est ceci ? la petite Beaumesnil mise presque en grisette… sortant seulette, pâle et comme effarée, d’une maison de ce quartier désert… — se dit le de Ravil avec une surprise incroyable… — Suivons-la… d’abord prudemment… Plus j’y songe, plus j’aime à me persuader que c’est le diable qui m’envoie une pareille bonne fortune… Ouï, oui… cette découverte peut être pour moi la poule aux œufs d’or… Eh ! eh !… cela me réjouit le cœur et l’âme… Rien que d’y songer… j’ai des éblouissemens… métalliques… tout à fait dans le genre de ceux de ce gros niais de Mornand…

Pendant que de Ravil suivait ainsi mademoiselle de Beaumesnil, sans qu’elle se doutât de ce dangereux espionnage, Herminie était revenue auprès de M. de Maillefort.


XLIV.


M. de Maillefort attendait le retour d’Herminie dans une perplexité étrange, se demandant quelle circonstance inexplicable avait pu rapprocher cette jeune fille de mademoiselle de Beaumesnil.

Le marquis désirait d’ailleurs ce rapprochement, ainsi qu’on le verra bientôt ; mais le bossu ne l’avait pas conçu de la sorte ; aussi la présence d’Ernestine chez Herminie, le mystère dont elle avait dû nécessairement s’entourer pour se rendre dans cette maison, le secret que mademoiselle de Beaumesnil lui avait demandé d’un air si suppliant, secret qu’il voulait et devait scrupuleusement garder, d’après sa promesse tacite, tout concourait à exciter au plus haut point la curiosité, l’intérêt et presque l’inquiétude de M. de Maillefort, qui, pour tant de raisons, ressentait une sollicitude paternelle pour mademoiselle de Beaumesnil.

Cependant, lors du retour d’Herminie, qui s’excusa de l’avoir laissé seul trop longtemps, le marquis lui dit de l’air du monde le plus naturel :

— Je serais désolé, ma chère enfant, que vous ne me traitiez pas avec cette familiarité à laquelle ont droit les véritables amis ; rien de plus simple d’ailleurs que de reconduire une de vos compagnes… car cette jeune personne… est, je suppose…

— Une de mes amies, monsieur, ou plutôt, ma meilleure amie…

— Oh !… oh !… — dit le marquis en souriant, — c’est une bien vieille, une bien ancienne amitié… sans doute ?

— Très récente, au contraire, monsieur, car cette amitié a été aussi soudaine qu’elle est sincère… et déjà éprouvée.

— Je connais assez votre cœur et la solidité de votre esprit, ma chère enfant, pour être certain de la sûreté de votre choix.

— Un seul trait, qui vient de se passer il y a une heure à peine, monsieur, vous fera juger du courage et de la bonté de mon amie : au péril de sa vie, car elle a été blessée, elle a arraché un pauvre vieillard à une mort certaine.

Et en quelques mots Herminie, fière de son amie, et voulant la faire apprécier ainsi qu’elle méritait de l’être, raconta la courageuse conduite d’Ernestine au sujet du commandant Bernard.

L’on devine l’émotion du marquis à cette révélation inattendue, qui lui montrait mademoiselle de Beaumesnil sous un aspect si touchant ; aussi s’écria-t-il :

— C’est admirable de courage… de générosité…

Puis il ajouta :

— J’en étais sûr… vous ne pouviez que dignement placer votre amitié, ma chère enfant… mais quelle est donc cette brave et excellente jeune fille ?

— Une orpheline… comme moi, monsieur, et qui, comme moi, vit de son travail : elle est brodeuse…

— Ah !… elle est brodeuse ?… mais puisqu’elle est orpheline… elle vit donc seule ?

— Non, monsieur… elle vit avec une de ses parentes… qui l’a présentée dimanche soir à un petit bal… où je l’ai rencontrée pour la première fois.

Le marquis croyait rêver : il fut un instant sur le point de soupçonner quelqu’un des La Rochaiguë d’être complice de ce singulier mystère. Mais la foi aveugle qu’il avait avec raison dans la droiture d’Herminie lui fit rejeter cette idée ; cependant, il se demandait comment avait pu faire mademoiselle de Beaumesnil pour quitter pendant toute une soirée l’hôtel de son tuteur, à l’insu du baron et de sa famille, pour aller au bal ; il se demandait aussi avec non moins d’étonnement par quels moyens Ernestine avait pu ce matin-là même disposer de quelques heures d’entière liberté ; mais craignant d’éveiller la défiance d’Herminie en la questionnant davantage, il reprit :

— Allons… c’est un bonheur pour moi que de vous savoir une amie si digne de vous… et… il me semble, — ajouta le bossu avec intérêt, — qu’elle ne pouvait venir plus à propos.

— Pourquoi cela, monsieur ?

— Vous savez que vous m’avez donné le droit de franchise ?

— Certainement, monsieur.

— Eh bien ! il me semble que vous n’êtes pas dans votre état habituel… Je vous trouve pâle ; l’on voit qu’il y a peu d’instans vous avez pleuré, pauvre chère enfant !

— Monsieur… je vous assure…

— Et, s’il faut vous le dire… cela m’a frappé d’autant plus que, les deux dernières fois que je vous ai vue… vous sembliez toute heureuse… Oui, le contentement se lisait sur tous vos traits… cela donnait même à votre beauté quelque chose de si expansif… de si radieux… que… vous vous en souvenez peut-être, pour la rareté de la chose, je vous ai fait compliment de votre rayonnante beauté… Jugez un peu… moi qui suis le plus maussade louangeur du monde ! — ajouta le bossu en tâchant d’amener un sourire sur les lèvres d’Herminie.

Mais celle-ci, ne pouvant vaincre sa tristesse, répondit :

— L’émotion que m’a causée… le danger auquel Ernes-