Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/122

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— Oui ; mais il a noblement refusé… L’attrait de cette fortune immense l’a trouvé indifférent… parce qu’il vous aimait… parce qu’il vous aime passionnément, Herminie…

— Vrai !… — s’écria la duchesse avec ravissement, — vous êtes sûre de ce que vous dites là, Ernestine ?

— Oh ! très sûre…

— Non… ce n’est pas qu’un pareil désintéressement m’étonne de la part de Gerald… — dit Herminie, dont le sein palpitait délicieusement, — mais…

— Mais, vous êtes bien heureuse… bien fière… de cette nouvelle preuve d’amour, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui… — s’écria la duchesse, renaissant à l’espoir presque malgré elle ; — mais, encore une fois, êtes-vous bien sûre de ce que vous me dites, Ernestine ? Pauvre enfant, vous désirez tant me voir heureuse que vous aurez peut-être accueilli comme vrais, ces propos… ces bruits… dont les subalternes sont toujours prodigues… Mais, j’y pense, — reprit Herminie avec une certaine angoisse, — et, d’après ces bruits, fondés ou non, mademoiselle de Beaumesnil avait-elle vu Gerald ?

— Je crois que ma parente m’a dit que mademoiselle de Beaumesnil avait vu M. de Senneterre une ou deux fois… Mais que vous importe cela, Herminie ?

— C’est qu’il me semble que demain je serai gênée… en songeant qu’il y a eu des projets de mariage entre Gerald et mademoiselle de Beaumesnil…

— Et que doit-il donc se passer demain, Herminie ?

— Je dois être présentée comme maîtresse de piano à mademoiselle de Beaumesnil.

— Demain ? — dit vivement Ernestine, sans cacher sa surprise.

— Lisez cette lettre, mon amie, — lui répondit la duchesse, — elle est de ce monsieur… bossu… que vous avez vu ici…

— Sans doute M. de Maillefort aura eu ses raisons pour ne pas me prévenir hier de la présentation d’Herminie, — se dit Ernestine en lisant la lettre du marquis, — mais il n’importe, il a sagement agi en hâtant ce moment, car mes forces de dissimulation avec Herminie sont à bout. Quel bonheur de pouvoir demain tout lui avouer !

Et rendant à la duchesse la lettre de M. de Maillefort, Ernestine reprit :

— Eh bien ! Herminie… qu’est-ce que cela peut vous faire qu’il y ait eu des projets de mariage entre M. de Senneterre et mademoiselle de Beaumesnil ?

— Je ne sais… Ernestine… mais, je vous le répète, il me semble que cela me met dans une position fausse, presque pénible… envers cette demoiselle… et si je n’avais promis à M. de Maillefort de l’accompagner chez elle…

— Que feriez-vous ?

— Je renoncerais à cette visite… qui maintenant me cause… une sorte d’inquiétude.

— Ah ! Herminie… vous avez promis, vous ne pouvez vous dédire… et puis, mademoiselle de Beaumesnil n’est-elle pas l’enfant de cette dame qui vous aimait tant… qui vous parlait si souvent de sa fille chérie ?… Herminie, songez-y ; ce serait mal de renoncer à la voir… ne devez-vous pas cela du moins à la mémoire de sa mère ?

— Vous avez raison, Ernestine, il faut me résoudre à cette présentation, et cependant…

— Qui vous dit, Herminie, qu’au contraire votre rapprochement avec cette jeune demoiselle ne vous sera pas bien doux à toutes deux ? Je ne sais pourquoi, moi, j’augure bien pour vous de cette visite… et je vous parle là avec désintéressement… car toute amitié est jalouse… Mais il se fait tard. Herminie, il faut que je rentre… demain je vous écrirai.

La duchesse était restée un moment pensive.

— Mon Dieu ! Ernestine, — reprit-elle, — je ne puis vous dire ce qui se passe en moi, c’est étrange… Le noble désintéressement de Gerald, mon entrevue avec mademoiselle de Beaumesnil, votre réflexion sur le caractère de madame de Senneterre, qui, par cela qu’elle est très fière elle-même… comprendra peut-être les exigences que ma propre dignité m’impose : tout cela me jette dans un trouble singulier ; moi… tout à l’heure encore si désespérée… maintenant j’espère malgré moi… Et grâce à vous, mon amie… mon pauvre cœur est moins serré… que lorsque vous êtes arrivée.

Si Ernestine n’eût pas respecté les projets de M. de Maillefort, quoiqu’elle les ignorât, elle eût mis un terme aux anxiétés de la duchesse et augmenté ses espérances en lui donnant de nouvelles preuves de l’amour de Gerald et de la noblesse de son caractère ; mais pensant que tout serait bientôt éclairci, elle garda son secret et quitta Herminie.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le lendemain, selon sa promesse, M. de Maillefort vint chercher la duchesse, et tous deux se rendirent aussitôt chez mademoiselle de Beaumesnil.


LII.


Mademoiselle de Beaumesnil, avant de se rendre chez Herminie le vendredi matin, n’avait eu aucune explication avec M. de La Rochaiguë et mademoiselle Héléna, au sujet de MM. de Macreuse et de Mornand.

Au retour du bal, Ernestine, prétextant d’une fatigue bien concevable, s’était retirée chez elle ; puis, le lendemain matin, elle était sortie seule avec madame Laîné, pour se rendre chez Herminie.

On devine sans peine les récriminations amères, courroucées, échangées entre le baron, sa femme et mademoiselle Héléna, en revenant de cette malencontreuse fête où leurs prétentions secrètes avaient été démasquées.

Madame de La Rochaiguë, toujours persuadée du futur mariage de M. de Senneterre et de mademoiselle de Beaumesnil, fut impitoyable dans son triomphe, qu’elle ne dévoila pas encore, et accabla de sarcasmes et de reproches le baron et sa sœur.

La dévote répondit doucement, pieusement « que le succès des méchans et des superbes était passager, et que le juste, un moment accablé, se relevait bientôt radieux dans sa gloire. »

Le baron, moins biblique, déclara, avec une fermeté que sa femme ne lui connaissait pas encore, qu’il ne pouvait obliger mademoiselle de Beaumesnil à épouser M. de Mornand, après la déplorable scène suscitée par M. de Maillefort, mais qu’il refuserait complétement, absolument, irrévocablement, son consentement à tout autre mariage, jusqu’à ce que mademoiselle de Beaumesnil eût atteint l’âge où elle pourrait disposer d’elle-même.

Ernestine, à son retour de chez Herminie, avait été tendrement accueillie par madame de La Rochaiguë, qui, toujours pimpante, souriante et triomphante, lui apprit que M. de La Rochaiguë, dans un premier moment de dépit, avait déclaré qu’il s’opposerait à tout mariage jusqu’à la majorité de sa pupille, mais que la volonté du baron ne signifiait rien du tout, et qu’avant vingt-quatre heures il changerait d’avis, comprenant qu’il n’y avait de mariage possible pour mademoiselle de Beaumesnil qu’avec M. de Senneterre.

Et comme la baronne ajoutait qu’il serait convenable qu’Ernestine reçût le lendemain la mère de Gerald, qui désirait faire auprès de l’héritière une démarche officielle et décisive, relativement au mariage projeté, la jeune fille répondit que, tout en appréciant beaucoup le mérite de M. de Senneterre, elle demandait quelques jours pour réfléchir, voulant ainsi se donner le temps de se concerter avec M. de Maillefort et Herminie, au sujet de ses projets à venir.

En vain la baronne insista pour hâter la décision d’Ernestine, celle-ci fut inflexible.