Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/123

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Assez surprise et très contrariée de cette résolution, la baronne dit à l’orpheline au moment de la quitter :

— J’avais oublié de vous prévenir hier, ma chère belle, qu’après en avoir causé avec M. de Maillefort, qui est maintenant de mes meilleurs amis… et le vôtre aussi (vous savez tout le bien qu’il dit de M. de Senneterre), nous nous sommes promis de vous offrir l’occasion de faire une excellente action… dont j’avais d’ailleurs eu l’idée… même avant votre arrivée à Paris : il s’agit d’une honnête et pauvre fille, qui a été appelée auprès de votre chère mère comme artiste ; cette jeune personne est très fière et fort dans la gêne ; nous avons donc pensé que, sous prétexte de leçons de piano, vous pourriez lui venir en aide, et, si vous y consentez, le marquis vous la présentera demain.

On devine la réponse d’Ernestine, et avec quelle impatience elle attendit l’heure où elle recevrait Herminie accompagnée de M. de Maillefort.

Enfin, arriva ce moment si impatiemment désiré depuis la veille.

Mademoiselle de Beaumesnil voulut, ce jour-là, s’habiller absolument de la même manière que lorsqu’elle allait chez son amie ; elle portait donc une petite robe d’indienne des plus modestes.

Bientôt un valet de chambre ouvrit cérémonieusement les deux battans de la porte du salon où se tenait habituellement l’héritière, et il annonça à haute voix :

— Monsieur le marquis de Maillefort.

Herminie accompagnait le bossu, et, ainsi qu’elle en avait la veille prévenu Ernestine, elle se sentait, pour plusieurs raisons, très troublée de cette entrevue avec mademoiselle de Beaumesnil.

Aussi la duchesse, dont le sein palpitait vivement, tenait-elle les yeux constamment baissés ; le valet de chambre eut le temps de fermer la porte et de sortir avant qu’Herminie n’eût reconnu Ernestine.

Le marquis, jouissant délicieusement de cette scène, jetait un regard d’intelligence à mademoiselle de Beaumesnil au moment où Herminie, surprise du silence qui l’accueillait, hasarda de lever les yeux.

— Ernestine !… — s’écria-t-elle en faisant un pas vers son amie, — vous, ici ?

Et, profondément surprise, elle regarda le marquis, tandis que mademoiselle de Beaumesnil, se jetant au cou d’Herminie, l’embrassait avec effusion, ne pouvant retenir des larmes de joie que la duchesse sentit couler sur sa joue.

— Vous pleurez … Ernestine ? — dit Herminie, de plus en plus étonnée, mais qui ne devinait rien encore, quoique son cœur battît pourtant avec une violence inaccoutumée.

— Mon Dieu !… qu’avez-vous… Ernestine ? — reprit-elle, — comment vous retrouvai-je ici, chez mademoiselle de Beaumesnil ?… Vous ne me répondez pas !… Mon Dieu !… je ne sais pourquoi je tremble ainsi.

Et la duchesse regarda le bossu, dont les yeux se mouillaient de pleurs.

— Je ne sais… mais il me semble qu’il se passe ici quelque chose d’extraordinaire, — reprit Herminie. — Monsieur le marquis, je vous en conjure… dites-moi ce que cela signifie…

— Cela signifie, ma chère enfant, — dit M. de Maillefort, — que j’étais bon prophète lorsqu’en vous parlant de votre entrevue avec mademoiselle de Beaumesnil… je vous disais que cette rencontre vous causerait un plaisir… auquel vous ne vous attendiez pas.

— Alors, monsieur, vous saviez donc que je trouverais ici Ernestine ?

— J’en étais sûr…

— Vous en étiez sûr ?

— Oui, cela ne pouvait pas manquer.

— Pourquoi cela ?

— Par une raison bien simple… c’est que…

— C’est que ?

— Vous ne devinez pas ?

— Non, monsieur.

— C’est que… les deux Ernestine… n’en font qu’une…

La duchesse était si loin de se douter de la vérité que, ne comprenant pas tout d’abord la réponse du bossu, elle répéta machinalement en le regardant :

— Les deux Ernestine… n’en font qu’une ?

Mais voyant son amie, émue, tremblante, la contempler avec une expression de tendresse et de bonheur ineffable, en lui tendant les bras, elle s’écria frappée de stupeur, presque de crainte :

— Mademoiselle de Beaumesnil… ce serait… ah ! mon Dieu !… c’est… c’est vous !…

— Oui… c’est elle !… — s’écria le bossu, dans un ravissement indicible, — c’est la fille de cette excellente femme qui vous aimait tant, et pour qui vous aviez un si profond… un si respectueux attachement.

— Ernestine est ma sœur !… — pensa la duchesse.

À cette saisissante révélation, au souvenir de la manière étrange dont elle avait connu mademoiselle de Beaumesnil, et des circonstances survenues depuis leur première rencontre, Herminie, frappée d’une sorte de vertige, sentit ses idées se troubler ; elle pâlit, trembla de tous ses membres, et il fallut qu’Ernestine la fît asseoir toute défaillante dans un fauteuil.

Alors, agenouillée devant elle, la couvant d’un regard de sœur, mademoiselle de Beaumesnil prit les mains d’Herminie dans les siennes et les baisa presque pieusement, pendant que le marquis, debout, silencieux, contemplait cette scène attendrissante.

— Pardonnez-moi… — balbutia Herminie, — mais l’isolement… le trouble où je suis… mademoiselle…

— Mademoiselle ! oh ! ne m’appelez pas ainsi, — s’écria mademoiselle de Beaumesnil, — ne suis-je donc plus votre Ernestine, l’orpheline à qui vous avez promis votre amitié… parce que vous la croyiez malheureuse ?… Hélas ! M. de Maillefort, notre ami, vous dira… si je n’étais pas en effet bien malheureuse, et si votre tendre affection ne m’est pas plus nécessaire que jamais… Qu’est-ce que cela vous fait que je ne sois plus la pauvre petite brodeuse ? … Allez, Herminie, la richesse a ses infortunes… bien grandes aussi, je vous le jure… De grâce, souvenez-vous des paroles de ma mère mourante, qui, si souvent, vous parlait de moi… Oh ! par pitié… continuez de m’aimer pour l’amour d’elle…

— Rassurez-vous… vous me serez toujours chère… doublement chère, — répondit Herminie à sa sœur, — mais, voyez-vous, c’est à peine si je puis me remettre du trouble… de la stupeur où me jette tout ce qui arrive… Pour moi, c’est comme un rêve ; et quand je pense à la manière dont je vous ai rencontrée, Ernestine… et à mille autres choses encore… j’ai besoin de vous sentir là… près de moi… pour croire à la réalité de ce qui se passe…

— Votre surprise est concevable, ma chère enfant, — reprit le marquis, — et moi-même, lorsque, chez vous, il y a peu de jours, j’ai rencontré mademoiselle de Beaumesnil… j’ai été tellement étourdi que si, pendant quelques instans, le hasard n’avait pas détourné vos regards… vous vous seriez aperçue de mon étonnement ; mais j’avais promis le secret à Ernestine et je l’ai tenu jusqu’ici.

Le premier saisissement d’Herminie passé, la réflexion lui revint lucide et prompte ; aussi ses premières questions furent-elles :

— Mais, Ernestine, comment se fait-il que vous soyez venue chez madame Herbaut ? Quel est ce mystère… Pourquoi vous êtes-vous fait présenter dans cette réunion ?

Ernestine sourit tristement, alla prendre sur une table le journal qu’elle écrivait sous l’invocation de la mémoire de sa mère, et l’apportant ouvert à Herminie, à l’endroit où se trouvait le récit des divers motifs qui avaient forcé la plus riche héritière de France à tenter la pénible épreuve qu’elle avait courageusement subie, la jeune fille dit à la duchesse :

— J’avais prévu votre question, Herminie, et comme je tiens à ce que vous me croyiez en tout digne de votre affection… je vous prie de lire ces quelques pages… elles