Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/125

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— Eh bien ? — dirent en même temps Ernestine et Herminie.

— Eh bien ! mes enfans, la meilleure preuve de l’excellence de ces observations est que j’ai servi M. Olivier de toutes les forces d’un crédit… dont j’use très rarement.

— Alors, monsieur de Maillefort, que craignez-vous pour moi ? — reprit Ernestine. — Pouvais-je faire un meilleur choix ? La naissance de M. Olivier est honorable, sa profession honorée. Il est pauvre… soit… mais ne suis-je pas, hélas !… que trop riche ? Et puis, songez à ma position d’héritière… sans cesse exposée aux machinations odieuses dont avant-hier encore, vous avez fait justice. Songez que, pour me sauvegarder de ces misérables cupidités, vous avez sagement éveillé en moi une défiance peut-être maintenant incurable… Aussi, désormais en proie à cet horrible soupçon : — que je ne suis recherchée que pour mon argent, — en qui aurai-je foi ? chez qui… et dans quelles circonstances voulez-vous que je trouve jamais ce désintéressement, cette générosité, dont M. Olivier m’a donné une preuve si convaincante ? Car enfin… dans l’offre qu’il m’a faite, me croyant pauvre, abandonnée… n’est-ce pas lui qui est le millionnaire ?

Le marquis regarda Herminie en souriant à demi et lui dit :

— Votre amie… la petite brodeuse, a réponse à tout… et, il faut l’avouer, ses réponses, sous un certain côté, sont pleines de justesse, de raisonnement, de prévoyance… et il me serait très difficile de lui prouver qu’elle a tort.

— Il est vrai, monsieur, — reprit Herminie, — moi-même, tout à l’heure, je cherchais des objections… contre sa promesse… et je n’en trouve pas.

— Ni moi non plus, mes pauvres enfans, — reprit tristement le bossu ; — mais, malheureusement, la raison ne fait pas le droit… et, en admettant même qu’il n’y ait pas au monde pour Ernestine un mariage plus convenable que celui dont il s’agit, il lui faut, pour se marier, le consentement de son tuteur, et, avec les idées que je lui connais, il est impossible qu’il consente à une pareille union… Il faudra donc qu’Ernestine attende plusieurs années… Ce n’est pas tout : tôt ou tard M. Olivier saura que la petite brodeuse est la plus riche héritière de France, et, d’après ce que vous me dites de lui, mes enfans, d’après ce que m’en a dit Gerald lui-même, il est à craindre que, dans son excessive délicatesse, M. Olivier ne recule devant la pensée d’être soupçonné de cupidité… en épousant… lui sans fortune, une si riche héritière. Aussi, malgré son amour et sa vive reconnaissance, sera-t-il peut-être capable de tout sacrifier aux scrupules d’un cœur susceptible et fier…

À ces paroles du marquis, dont elle ne reconnaissait que trop la justesse, mademoiselle de Beaumesnil tressaillit, une douloureuse angoisse lui serra le cœur, et elle s’écria avec amertume :

— Fortune maudite ! ! !… je ne lui devrai donc jamais que déceptions et tourmens !

Puis elle ajouta d’une voix suppliante, en attachant sur le bossu un regard noyé de larmes :

— Ah ! monsieur de Maillefort, vous étiez le meilleur ami de ma mère, vous aimez tendrement Herminie… sauvez-moi… sauvez-la… venez à notre aide… soyez notre génie tutélaire… car, je le sens, ma vie sera à jamais flétrie, désolée par le doute et la défiance que vous m’avez inspirés. La seule chance de bonheur qui me reste est d’épouser M. Olivier… et Herminie mourra de chagrin si elle n’épouse pas M. de Senneterre. Encore une fois, bon monsieur de Maillefort, ayez pitié de nous !

— Ah ! Ernestine, — dit la duchesse à son amie d’un ton de triste reproche et en devenant pourpre de confusion, — ce secret… je ne l’avais confié qu’à vous seule !

— Gerald !… — s’écria le marquis à son tour, confondu de cette révélation, en interrogeant Herminie du regard, — Gerald… vous l’aimez… C’est donc à cette irrésistible passion qu’il faisait allusion lorsqu’hier encore, comme je le louais de sa généreuse conduite envers mademoiselle de Beaumesnil, il me disait qu’il ne vivait que pour une jeune fille digne de son adoration… Oui ; maintenant, je comprends tout… pauvres chères enfans… aussi votre avenir m’épouvante.

— Pardon… oh ! pardon, Herminie ! — dit Ernestine à son amie, dont les larmes coulaient silencieusement, — ne m’en veuillez pas d’avoir abusé de votre confidence ! Mais en qui pouvons-nous avoir foi et espoir, si ce n’est en M. de Maillefort ? Qui mieux que lui pourra nous guider, nous protéger, nous soutenir dans ces cruels jours d’épreuve ? Hélas ! il l’a dit lui-même tout à l’heure, la raison n’est pas le droit… Il avoue que, d’après la position que m’a faite cette fortune maudite, je ne puis placer plus sûrement mon affection que dans M. Olivier… et que pourtant… de grandes difficultés menacent ce mariage… Il en est ainsi de vous, Herminie… M. de Maillefort est certainement convaincu, comme moi, qu’il n’y a plus de bonheur possible pour vous et pour M. de Senneterre que dans votre union, aussi menacée que la mienne.

— Ah ! mes enfans, — dit le bossu, — si vous saviez quelle femme est la duchesse de Senneterre !… Eh ! mon Dieu ! je vous l’ai dit l’autre jour, ma chère Herminie, lorsque vous me demandiez sur son caractère des renseignemens dont, à cette heure, je vois le motif… Il n’est pas de femme plus stupidement vaine de son titre.

— Et pourtant Herminie ne veut épouser M. Gerald que si madame de Senneterre vient la voir, et lui dire qu’elle consent à ce mariage ! Cette juste fierté d’Herminie, vous l’approuvez, n’est-ce pas, monsieur de Maillefort ?

— Elle veut cela ?… Oh ! la vaillante et noble fille ! — s’écria le marquis, après un moment de surprise, — toujours cet admirable orgueil qui me la fait tant chérir… Certainement je l’approuve, je l’admire… Une résolution pareille est d’un cœur haut et hardi… Ah ! je ne m’étonne plus de la folle passion de Gerald. Nobles enfans ! leurs cœurs se valent ; ne sont-ils pas égaux ? Eh ! voilà la vraie noblesse !

— Herminie, — dit Ernestine, — vous entendez M. de Maillefort ? Maintenant me reprocherez-vous encore d’avoir abusé de votre secret ?

— Non… non, Ernestine, — répondit doucement la duchesse. — Non, je ne vous reprocherai qu’une chose, c’est d’avoir causé un chagrin inutile… à M. de Maillefort, en lui faisant connaître des malheurs auxquels il ne peut remédier.

— Mon Dieu ! qui sait ? — reprit vivement Ernestine.

— Vous ne le connaissez pas, Herminie. Vous ignorez combien M. de Maillefort a d’influence dans le monde, combien il inspire à la fois de sympathie, de vénération aux nobles cœurs, et d’épouvante aux méchans et aux lâches. Et puis, il est si bon ! — si bon… pour ceux qui souffrent, il aimait tant ma mère…

Et comme M. de Maillefort, vaincu par l’émotion, détournait la tête pour cacher ses larmes, mademoiselle de Beaumesnil reprit, de plus en plus suppliante :

— Oh ! n’est-ce pas, monsieur de Maillefort, que vous avez pour nous la sollicitude d’un père ?… Ne sommes-nous pas sœurs à vos yeux, par notre tendresse et par l’attachement filial que nous vous portons ?… Oh ! par pitié, ne nous abandonnez pas.

Et Ernestine prit la main du bossu, pendant qu’Herminie, cédant à l’entraînement de son amie, prenait l’autre main du marquis en disant aussi d’une voix suppliante :

— Hélas ! monsieur de Maillefort, nous n’avons plus d’espoir qu’en vous…

Le trouble… l’attendrissement du bossu étaient à leur comble…

L’une des jeunes filles qui l’imploraient avait pour mère une femme qu’il avait si longtemps aimée…

L’autre… appartenait peut-être aussi à cette femme, car bien souvent, le marquis, revenant à sa première conviction, se persuadait qu’Herminie était la fille de madame de Beaumesnil…

Mais, quoi qu’il en fût, M. de Maillefort avait reçu de cette mère mourante la mission sacrée de veiller sur Er-