Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout vous dire, j’ai un engagement sacré… un engagement de cœur et d’honneur…

— Un engagement ?

— En un mot, monsieur, je dois très prochainement me marier à une jeune personne que j’aime autant que je l’estime.

— Bon Dieu du ciel, monsieur ! — s’écria le malheureux baron, presque suffoqué, — que m’apprenez-vous là ?

— La vérité, monsieur… et cette déclaration suffira, je l’espère, à vous prouver que je puis… sans aucune prévention contre mademoiselle de Beaumesnil… ne pas donner suite à la démarche que vous avez tentée auprès de moi.

— Mais, si le mariage ne se fait pas, ma députation est manquée, — pensait le baron, confondu de ce nouvel incident.

— Pourquoi, diable ! alors le marquis me demandait-il mon consentement… puisque ce jeune fou, cet archi-fou devait refuser un si fabuleux établissement ? Et ma pupille qui, ce matin encore, vient de me déclarer positivement qu’elle ne veut épouser que ce M. Olivier Raimond… Ah ! pardieu ! le marquis m’avait bien dit que c’était une énigme ; mais toutes les énigmes ont un mot, et celle-là n’en a point !

Le baron, ne voulant pas renoncer ainsi à son espérance de députation, reprit tout haut :

— Mon cher monsieur, je vous en conjure, réfléchissez bien… vous avez un engagement sacré, à la bonne heure… vous aimez une jeune fille… c’est à merveille ; mais, Dieu merci ! vous êtes libre encore… et il est des sacrifices que l’on doit avoir le courage de faire à son avenir… Jugez donc, monsieur… plus de trois millions de rentes…en terres… cela ne s’est jamais refusé… et la jeune fille que vous aimez… si elle vous aime réellement pour vous-même… sera la première, si elle n’est pas affreusement égoïste, à vous conseiller… la… la résignation à cette fortune inespérée… Plus de trois millions de rentes en terres, mon cher monsieur… en terres ?

— Je vous ai dit, monsieur, que j’avais un engagement de cœur et d’honneur ; aussi je vois avec peine, — ajouta sévèrement Olivier, — que, malgré les excellents renseignements que vous avez, dites-vous, recueillis sur moi… vous me croyez cependant capable d’une lâche et indigne action, monsieur…

— À Dieu ne plaise, mon cher monsieur ; je vous tiens pour le plus galant homme du monde… mais.

— Veuillez, monsieur, — dit Olivier, en se levant, — faire connaître à mademoiselle de Beaumesnil les raisons qui dictent ma conduite, et je suis certain d’avance de mériter l’estime de votre pupille…

— Mais vous ne la méritez que trop son estime, mon cher monsieur… un pareil désintéressement est unique, admirable, sublime…

— Un pareil désintéressement est tout simple, monsieur : j’aime, je suis aimé… j’ai mis l’espoir et le bonheur de ma vie dans mon prochain mariage…

Et Olivier fit un pas vers la porte.

— Monsieur, je vous en conjure… prenez quelques jours pour réfléchir ;… ne cédez pas à ce premier mouvement… Encore une fois : plus de trois millions de…

— Vous n’avez rien de plus à m’apprendre, monsieur, je suppose, — dit Olivier en interrompant le baron et en le saluant afin de prendre congé de lui.

— Monsieur, — s’écria le baron désolé, — je vous adjure… de penser que votre refus… fera le malheur de mademoiselle de Beaumesnil… car enfin, vous sentez bien qu’un tuteur… qu’un homme sérieux, ne fait pas la démarche que je fais auprès de vous s’il n’y est obligé par les plus graves intérêts ; en d’autres termes, ma pupille sera désespérée de votre refus… elle en mourra peut-être.

— Monsieur, je vous supplie, à mon tour, d’avoir égard à la position pénible dans laquelle vous me mettez, position qu’il m’est impossible d’ailleurs de supporter plus longtemps après l’aveu que j’ai cru devoir vous faire de mon prochain mariage.

Et Olivier salua une dernière fois le baron, se dirigea vers la porte, et ajouta, au moment de l’ouvrir :

— J’aurais désiré, monsieur, terminer moins brusquement cet entretien ; veuillez donc m’excuser et n’attribuer ma retraite qu’à votre insistance, qui me met dans la position la plus désagréable… je n’ose dire la plus ridicule du monde.

En disant ces mots, Olivier sortit, malgré les supplications désespérées du baron.

Alors celui-ci, désappointé, furieux, accourut dans le salon où étaient rassemblés les deux jeunes filles et le bossu, ouvrit brusquement les portières et s’écria :

— Ah çà ! marquis, m’expliquerez-vous, à la fin, ce que cela signifie ?… De qui se moque-t-on ici ? Ne voilà-t-il pas ce M. Olivier qui refuse la main de mademoiselle de Beaumesnil, qu’il dit n’avoir jamais vue de sa vie, tandis que vous m’assurez que lui et ma pupille s’adorent ?


LXI.


M. de La Rochaiguë n’était pas au terme de ses ébahissemens.

En annonçant le refus d’Olivier, dont les auditeurs invisibles de la scène précédente étaient déjà instruits, le baron croyait les trouver dans la consternation.

Loin de là.

Mademoiselle de Beaumesnil et Herminie, étroitement enlacées, s’embrassaient au milieu d’élans d’une joie délirante.

— Il a refusé… — murmurait Ernestine avec un accent d’attendrissement ineffable.

— Ah !… je vous le disais bien, mon amie, M. Olivier ne pouvait tromper notre attente, — ajoutait Herminie.

— Avais-je raison ! — reprenait à son tour le marquis non moins enchanté ; — ne vous avais-je pas prédit, moi, qu’il refuserait ?

— Mais, alors, pourquoi, diable ! m’avez-vous demandé mon consentement avec tant d’acharnement ? — s’écria le baron exaspéré ; — pourquoi m’avez-vous supplié, vous marquis, vous ma pupille, de faire cette inconcevable proposition, puisqu’elle devait être refusée ?

À ces mots du baron, Ernestine quitta le bras de son amie, et, la figure épanouie, radieuse, elle dit à son tuteur d’une voix touchante :

— Oh ! merci… monsieur… merci, je vous devrai le bonheur de toute ma vie… et, je vous le jure… je ne serai pas ingrate !…

— À l’autre, maintenant ! — s’écria le baron, — mais vous n’avez donc pas entendu ?… il refuse… il refuse… il refuse…

— Oh ! oui… il refuse… — dit Ernestine avec expansion. — noble refus… du plus noble des cœurs !

— Décidément, ils sont fous ! — dit le baron.

Puis il cria aux oreilles d’Ernestine :

— Mais cet Olivier se marie… il ne veut pas de vous… son mariage est arrêté !

— Grâce à Dieu ! — dit Ernestine, — et ce mariage n’a plus maintenant d’obstacle possible ; aussi, encore une fois merci, monsieur de La Rochaiguë, jamais, oh ! jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pour moi dans cette circonstance.

Le bossu vint heureusement au secours du malheureux baron, dont l’étroite cervelle était sur le point d’éclater.

— Mon cher baron, — lui dit M. de Maillefort, — je vous ai promis le mot de l’énigme.

— Je vous jure qu’il en est temps… marquis ; il est plus que temps de dire ce mot… sinon je deviens fou… mes oreilles bourdonnent… ma tête se fend… mes yeux papillotent… j’ai des éblouissemens.