Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/150

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ce n’est pas une enfant capricieuse et gâtée… mais une jeune fille remplie de raison et d’esprit.

— Mon avis à moi, — reprit gaîment le commandant Bernard, — est que mademoisellede Beaumesnil est du moins une fille de très bon goût, puisqu’elle voulait de mon Olivier… mais il était trop tard… la place était prise… par notre chère petite Ernestine… qui n’a pas de millions à remuer à la pelle, c’est vrai, mais qui a bien le plus vaillant petit cœur que je connaisse.

— Oui, vous avez raison, mon oncle, — reprit Olivier, — la place… était prise, oh ! bien prise… et ne l’eût-elle pas été…

— Que veux-tu dire ? — reprit Gerald en regardant son ami avec une attention croissante, — si tu avais eu le cœur libre, pourquoi n’aurais-tu pas épousé mademoiselle de Beaumesnil ?

— Allons, Gerald… tu es fou.

— Comment ?

— Rappelle-toi donc ce que toi-même disais ici, à cette table, il y a quelques mois : « qu’un homme puissamment riche épouse une jeune fille pauvre parce qu’elle est charmante et digne de lui, tout le monde l’approuve ; mais qu’un homme qui n’a rien se marie à une femme qui lui apporte une fortune énorme, c’est honteux. » Ne sont-ce pas là les paroles de Gerald, mon oncle ?

— Précisément, mon garçon.

— Un instant, — s’écria Gerald, qui ne put s’empêcher de témoigner une vive inquiétude, — rappelle-toi aussi, Olivier, que tu me disais toi-même, pour vaincre mes scrupules au sujet de mademoiselle de Beaumesnil : « Il est évident que si, malgré son immense fortune, tu aimes aussi sincèrement cette jeune personne que tu l’aurais aimée pauvre et sans nom, la susceptibilité la plus ombrageuse ne pourrait qu’approuver un pareil mariage. » Je vous demande à mon tour, mon commandant, si tel n’a pas été l’avis d’Olivier que vous avez vous-même partagé ?

— C’est vrai, monsieur Gerald, et rien n’était plus raisonnable et plus juste que cet avis-là ; mais, Dieu merci ! nous n’avons pas à examiner de nouveau cette question toujours si délicate. Olivier a agi en honnête homme en refusant ce mariage millionnaire parce qu’il aimait ailleurs ; c’est bien… mais c’est tout simple, et ce n’est, pardieu ! ni vous ni moi, n’est-ce pas, monsieur Gerald qui nous étonnerons de cela, puisque vous faites, comme Olivier, un mariage d’amour.

— Oh ! d’amour ! c’est le mot, — dit le jeune officier avec expansion ; — Ernestine est si douce, si bonne, si spirituelle dans sa naïveté, et puis la pauvre enfant est si reconnaissante de ce qu’un gros seigneur comme moi, — ajouta Olivier en souriant, — veuille bien l’épouser ; et puis encore, si tu savais, Gerald, quelle ravissante lettre elle m’a écrite hier, pour me dire que sa parente consentait à tout, et que si mes intentions n’étaient pas changées, le contrat se signerait aujourd’hui !… Rien de plus simple… et pourtant rien de plus délicat, de plus touchant que cette lettre, où un naturel exquis perce à chaque ligne… Du reste, Ernestine est telle que je l’avais d’abord jugée d’après sa physionomie.

— On n’en peut voir de plus attrayante, — dit le vieux marin.

— N’est-ce pas, mon oncle ? elle n’a pas sans doute de régularité dans les traits… mais quel doux regard, quel charmant sourire, avec ses jolies dents blanches… et ses beaux cheveux bruns, sa taille élégante… et sa main si petite… et son pied à tenir dans la main !…

— Olivier, mon garçon, — dit le marin, en tirant sa montre, — à force de parler de ton amoureuse… tu oublies l’heure d’aller la rejoindre… sans compter qu’il faut que M. Gerald ait le temps de se rendre auprès de sa mère, pour être de retour avec elle chez mademoiselle Herminie…

— Nous aurons le temps, mon commandant, — dit Gerald — mais je ne puis vous dire combien je suis heureux de voir Olivier si amoureux… si amoureux de toutes façons… de son Ernestine.

— Oh ! de toutes façons, mon brave Gerald… sans compter que je l’aime encore passionnément parce qu’elle est la meilleure amie de ta vaillante Herminie.

— Tiens, Olivier, — dit Gerald, — c’est à devenir fou de penser à tant de bonheurs réunis, à une félicité pareille après tant de difficultés, tant d’obstacles… Allons, à tout à l’heure… mon ami, mon frère… car nous pouvons nous dire que nous épousons les deux sœurs, ou qu’elles épousent les deux frères, et… ma foi ! les larmes me viennent aux yeux… malgré moi. Allons, embrasse-moi, Olivier… vaut mieux que ça parte ici… Nous aurions eu l’air par trop bêtes devant les grands parens…

Et les deux jeunes gens s’embrassèrent avec une tendresse fraternelle, pendant que le commandant Bernard, voulant maintenir sa gravité de grand parent, dissimulait son émotion en fumant sa pipe avec des aspirations étrangement précipitées.

Gerald sortit en toute hâte afin d’aller retrouver sa mère et de se rendre avec elle chez Herminie.

Olivier et le vieux marin s’apprêtaient à sortir, lorsqu’ils furent arrêtés par madame Barbançon qui, s’avançant à pas comptés, tenait étendue sur la paume de ses deux mains, de crainte de la salir, une superbe cravate de mousseline blanche, toute pliée, prête à être mise, que l’empois rendait d’une raideur effrayante.

— Que diable est cela, maman Barbançon ? — dit le vétéran qui avait déjà pris sa canne et son chapeau. — On dirait que vous portez une châsse à la procession.

— Monsieur, — dit la brave ménagère avec une joie contenue, — c’est une cravate pour vous, une petite surprise que je me suis permis de vous faire… sur mes économies… car vous n’avez que votre vieille cravate noire… à mettre pour ce jour… ce beau jour… et j’ai… j’ai pensé… que…

La digne femme, que le mariage d’Olivier portait à l’attendrissement, n’acheva pas et se mit à fondre en larmes.

Le vieux marin, quoiqu’il regimbât intérieurement contre la pensée d’emprisonner son cou dans cette étoffe raide comme du carton, fut si touché de l’attention de sa ménagère, qu’il dit d’une voix un peu émue :

— Ah ! maman Barbançon… maman Barbançon… voilà des folies… je vous gronderai !

— Elle est brodée aux quatre coins d’un J et d’un B, Jacques Bernard… — dit la ménagère, en faisant remarquer cette broderie avec un certain orgueil.

— C’est pourtant vrai ! c’est mon chiffre ; vois donc, Olivier, — dit le bonhomme, ravi de cette attention, et il reprit :

— Brave… et bonne femme, allez… vrai ça me fait plaisir, mais bien plaisir.

— Oh ! merci, monsieur… dit madame Barbançon, toute émue, toute joyeuse, comme si elle eût reçu la plus généreuse récompense ; puis elle reprit :

— Mais il se fait tard… voilà six heures et demie passées… vite… monsieur… je vas vous la mettre.

— Mettre quoi, maman Barbançon ?

— Mais, la cravate, monsieur.

— Moi !… du diable, si…

À un coup d’œil suppliant et significatif d’Olivier, le vieux marin réfléchit au chagrin qu’il causerait à sa ménagère en refusant de se parer de ses dons ; d’un autre côté, le bonhomme n’avait de sa vie mis de cravate blanche, et il frémissait à l’idée de cette espèce de carcan. Cependant, sa bonté naturelle l’emporta ; il étouffa un soupir, et livra son cou à madame Barbançon en disant, afin de terminer sa phrase d’une manière flatteuse pour sa gouvernante :

— Je voulais dire : du diable… si… je refuse maman Barbançon, mais c’est trop beau pour moi.

— Il n’y a rien de trop beau pour un pareil jour, monsieur, — dit la ménagère en finissant d’arranger la cravate autour du cou de son maître, — c’est bien dommage