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que vous n’ayez pour vous faire de fête que ce vieil habit bleu, qui date déjà de sept ans… mais enfin, avec votre belle croix d’officier de la Légion d’honneur, cette rosette neuve et du beau linge, — ajouta la ménagère, qui, se complaisant dans son œuvre, donnait un libre essor aux deux bouts de la cravate, qui se déployèrent comme deux oreilles de lièvre gigantesques ; — oui, — reprit-elle, — avec du beau linge coquettement mis… l’on n’a à rougir à côté de personne. Ah ! monsieur, — ajouta-t-elle en se reculant de quelques pas pour mieux juger dr l’effet de la cravate, — ça vous rajeunit de vingt ans, avec votre barbe fraîche, n’est-ce pas, monsieur Olivier ? Et puis, c’est cossu, parole d’honneur… vous avez l’air d’un notaire retiré…

Le malheureux commandant, le cou emprisonné dans cette cravate qui lui montait jusqu’au milieu des joues, se tourna tout d’une pièce en face d’une petite glace… placée au-dessus de la cheminée de sa chambre, et, il faut l’avouer, le digne homme se raccommoda fort avec la cravate blanche, dont le nœud à oreilles de lièvre lui paraissait surtout d’un fort bon air ; il se sourit discrètement à lui-même en se disant :

— C’est dommage que ça vous empêche de tourner la tête… mais, comme dit maman Barbançon, — ajouta-t-ii avec une nuance de fatuité, — c’est assez cossu… et pas mal rentier.

Et le vieux marin passa, ma foi ! très coquettement sa main dans ses cheveux blancs coupés en brosse.

— Mon oncle, voilà sept heures moins un quart, — dit Olivier avec une impatience d’amoureux.

— Allons, mon garçon… partons… Maman Barbançon… donnez-moi ma canne et mon chapeau, — dit le vieux marin en se mouvant tout d’une pièce, car il craignait de déranger l’économie du fameux nœud à oreilles de lièvre.

La soirée était magnifique, le trajet des Batignolles à la rue de Monceau fort court. Le commandant Bernard et Olivier se rendirent modestement à pied chez Herminie.

Heureusement, le mouvement involontaire de la marche affaissa les plis rebelles de la terrible cravate du commandant, et s’il avait l’air moins cossu, moins rentier, lorsqu’il fut sur le point d’entrer chez Herminie, rien du moins dans la mise plus que modeste du vieux marin ne nuisait à la noble expression de sa mâle et loyale figure.


LXIV.


Dans la soirée de ce jour où devait se signer le double contrat de mariage, M. Bouffard, le propriétaire de la maison où demeurait Herminie, sa pianiste (ainsi qu’il disait possessivement depuis que la jeune fille donnait des leçons de musique à mademoiselle Cornélia), M. Bouffard était venu, après son dîner faire, selon l’expression de ce digne représentant du pays légal, sa ronde-major, car l’échéance du terme d’octobre approchait.

Il était environ six heures et demie du soir.

M. Bouffard, assis familièrement dans la loge de madame Moufflon, sa portière, s’enquérait d’elle si les différents locataires flairaient bon aux approches du terme. (en argot de propriétaire : — si les locataires n’avaient pas l’air inquiet, à mesure que le moment de la fatale échéance approchait.)

— Mais non, monsieur Bouffard, — disait madame Moufflon, — ils ne flairent pas trop mauvais ;… il n’y a que le petit troisième…

— Eh bien ! le petit troisième ? — dit M. Bouffard avec inquiétude.

— En emménageant ici, il y a trois mois, il était grossier comme pain d’orge… et à mesure que le terme approche il devient pour moi d’un poli… mais d’un poli… dégoûtant.

— Il faut me surveiller ce gaillard-là… et d’un bon œil, mère Moufflon… c’est suspect… Ah ! quel dommage que ce beau jeune homme… qui avait payé le terme de ma pianiste… n’ait pas voulu y mordre, à ce petit troisième, ce n’est pas lui qui…

M. Bouffard n’acheva pas. Soudain deux ou trois coups de marteau retentirent si bruyamment à la porte cochère, que madame Moufflon et son maître bondirent sur leur chaise.

— Ah ! par exemple ! — dit M. Bouffard, — voilà qui est frappé… comme je n’oserais pas frapper moi-même… moi propriétaire de ma maison. Voyons donc un peu voir quel est ce sans-gêne ? — ajouta M. Bouffard en s’avançant sur le seuil de la porte de la loge, pendant que la portière tirait le cordon.

— Porte, s’il vous plaît ! — cria une voix de Stentor.

Et refermant sur lui le ventail, l’homme à la voix de Stentor sembla annoncer ainsi qu’il fallait ouvrir les deux battans de la porte cochère pour donner entrée à une voiture.

M. Bouffard et sa portière, stupéfaits de cette innovation, restaient immobiles et béans, lorsqu’ils virent sortir de la pénombre de la voûte un valet de pied, poudré à blanc, de la taille d’un tambour-major, et portant une grande livrée bleu clair et jonquille, galonnée d’argent.

— Allons donc… vite la porte, — dit brusquement le géant galonné.

M. Bouffard fut si saisi qu’il salua le grand laquais.

Celui-ci reprit :

— Ah çà ! finirez-vous par ouvrir votre porte ? c’est embêtant à la fin ; le prince attend…

— Le prince ! — s’écria M. Bouffard, sans bouger de place, et il salua de nouveau et plus profondément encore le grand laquais.

À ce moment, un autre coup de marteau non moins impérieux retentit.

Madame Moufflon tira le cordon par un mouvement automatique, comme elle le tirait en dormant, et une nouvelle voix cria du fond de la voûte :

— Porte… s’il vous plaît ?

Puis un autre valet de pied, portant, celui-là, livrée verte et amarante à galons d’or, se dirigea vers la loge devant laquelle il reconnut un confrère, car il lui dit :

— Tiens, Lorrain, c’est toi ?… Je viens de voir la voiture de ton maître… Eh bien ! on n’ouvre pas ?… Ah çà ! Les portiers et les portières sont donc empaillés ici ?…

— C’est vrai, on dirait qu’ils ont des yeux de verre… Regarde-les donc, ils ne bougent pas.

— Ah bon ! — dit l’autre laquais, — c’est madame la duchesse qui ne va pas s’impatienter… elle qui en a… de la patience !

— Madame la duchesse ? — dit M. Bouffard, de plus en plus effaré, mais toujours immobile.

— Ah çà ! tonnerre de Dieu ! ouvrirez-vous, à la fin ?… — dit un des laquais.

— Mais, monsieur… chez qui allez-vous, d’abord ? — reprit M. Bouffard, sortant de sa stupeur, — Qui demandez-vous ?…

— Mademoiselle Herminie… — dit le grand laquais, avec une sorte de déférence pour la personne que son maître venait visiter.

— Oui… mademoiselle Herminie, — reprit l’autre.

— La petite porte, sous la voûte, à main gauche, — reprit la portière de plus en plus ébahie. — Je vas ouvrir.

— Un prince… une duchesse… chez ma pianiste ! — s’écria M. Bouffard.

Bientôt de nouveaux coups de marteau, presque furieux cette fois, se firent entendre ; madame Moufflon tira le cordon, et un valet de pied, à livrée brune, à collet bleu de ciel, vint compléter cet encombrement de laquais, en criant :