Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/152

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— Ah çà ! on est donc sourd ou mort ici ?… la porte donc… Eh ! la porte ?

M. Bouffard, éperdu, prit un parti héroïque.

Pendant que la portière se préparait à annoncer chez Herminie ses aristocratiques visiteurs, l’ex-épicier se décida à aller ouvrir les deux battans de la porte cochère, et il n’eut que le temps de se coller contre le mur pour n’être pas atteint par les larges poitrails de deux grands et superbes chevaux gris, attelés à un élégant coupé bleu, qui entrèrent impétueusement, et qui, habilement menés par un gros cocher à perruque, s’arrêtèrent court à un signe d’un des valets de pied posté devant la petite porte d’Herminie.

Un petit bossu et un gros homme, tous deux vêtus de noir, descendirent de cette étincelante voiture, et madame Moufflon s’empressa d’aller annoncer à la pianiste de M. Bouffard :

— Monsieur Leroi, notaire !

— Monsieur le prince-duc de Haut-Martel !

À peine la première voiture était-elle sortie de la cour, qu’une très belle berline, largement armoriée, y entra ; deux femmes et un jeune homme descendirent de cette voiture, et madame Moufflon, qui se croyait somnambule, annonça de nouveau à la pianiste de M. Bouffard :

— Madame la duchesse de Senneterre !

— Mademoiselle Berthe de Senneterre !

— Monsieur le duc de Senneterre !

— Un élégant brougham ayant succédé aux deux premières voitures, un autre personnage en descendit, et madame Moufflon annonça :

— Monsieur le baron de La Rochaiguë !

Puis, enfin, quelques minutes après, la portière introduisit chez Herminie des personnes moins aristocratiques :

— Monsieur le commandant Bernard !

— Monsieur Olivier Raimond !

— Mademoiselle Ernestine Vert-Puis !

— Madame Laîné ! Ces deux dernières personnes étaient venues modestement en fiacre.

Après quoi, madame Moufflon rejoignit son maître qui, suant à grosses gouttes, tant sa curiosité était vivement excitée, se promenait de long en large sous la voûte de sa porte cochère, se disant :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que peuvent donc venir faire chez ma pianiste ces grands seigneurs et ces grandes dames ? Qu’en pensez-vous, mère Moufflon ?

— Monsieur, moi, d’abord, je suis si ahurie que j’y vois trente-six chandelles, je crains un coup de sang, et je vas me flanquer la tête dans le baquet de ma fontaine pour me remettre. En usez-vous ?

— J’y suis, — s’écria l’ex-épicier triomphant, — c’est un concert… ma pianiste donne un concert !

— Ah bien oui ! — dit la portière, — la dernière fois que j’ai annoncé, j’ai vu que les dames avaient déposé leurs mantelets sur le piano, qui était bien fermé, ma foi ! et que tout le monde était rangé en rang d’ognon, tandis que le notaire…

— Quel notaire ?… Il y a un notaire ?

— Oui, monsieur… et un superbe encore ! un gros fort homme ; il a deux fois du ventre comme vous, même que je l’ai annoncé : Monsieur Leroi, notaire ; il est assis devant la table à mademoiselle Herminie, avec des papiers devant lui, et une bougie de chaque côté, comme un joueur de gobelets.

— C’en est peut-être un ! — s’écria M. Bouffard, — ou bien un tireur de cartes.

— Mais, puisque je vous dis, monsieur, que je l’ai annoncé comme notaire.

— C’est vrai, — dit le représentant du pays légal, en se rongeant les ongles — c’est vrai… Enfin, n’importe, je reste là tout le temps, et peut-être attraperai-je quelque chose au passage, lorsque le monde sortira.

Et M. Bouffard se mit à croiser de long en large devant la loge de la portière.

Jamais, comme on le pense bien, plus brillante réunion n’avait été rassemblée dans la modeste petite chambre d’Herminie.

La jeune fille jouissait d’un bonheur bien grand, en contemplant ce dénoûment inespéré d’un amour traversé par tant d’épreuves ; mais ce qui lui causa l’émotion la plus ineffable fut de recevoir chez elle mademoiselle Berthe de Senneterre, la sœur de Gerald, la fille aînée de la duchesse.

— Ah ! madame, — lui dit Herminie d’une voix pénétrée et les yeux baignés de douces larmes, car elle comprenait la délicatesse exquise du procédé de la mère de Gerald ; celle-ci pouvait-elle offrir une réparation plus évidente de ses dures paroles de la veille qu’en amenant sa fille chez Herminie ! — Ah ! madame… — reprit donc la jeune artiste, — voir ici mademoiselle de Senneterre… c’eût été mon plus vif désir… si j’avais osé espérer cet honneur.

— Berthe prend trop de part au bonheur de son frère pour n’avoir pas voulu être une des premières à complimenter sa chère belle-sœur, — répondit madame de Senneterre du ton le plus affectueux ; puis, mademoiselle de Senneterre, ravissante personne, car elle ressemblait beaucoup à Gerald, dit à Herminie, avec une amabilité charmante :

— Oui, mademoiselle… je tenais à être la première à vous complimenter… car mon frère est bien heureux ! et je le sais, je le vois… il a mille raisons de l’être !

— Je voudrais, mademoiselle, être plus digne encore d’offrir à M. de Senneterre le seul bonheur de famille qui lui manque, — répondit Herminie.

Et pendant que les deux jeunes filles, continuant d’échanger d’affectueuses paroles, prolongeaient cette petite scène, durant laquelle Herminie faisait preuve d’un tact parfait, d’une rare distinction de manières et d’une dignité remplie de grâce et de modestie, le bossu, de plus en plus ravi de sa fille adoptive, dit tout bas à madame de Senneterre, en lui montrant d’un coup d’œil la jeune artiste :

— Eh bien !… voyons… franchement… est-il possible d’être mieux en toutes circonstances ?

— C’est inouï… elle a le meilleur et le plus grand air du monde, joint à une convenance et une mesure admirables ; enfin, que voulez-vous que je vous dise, marquis, — ajouta naïvement et consciencieusement madame de Senneterre, — elle est née duchesse… voilà tout.

— Et que pensez-vous du fiancé de mademoiselle de Beaumesnil… l’ami intime, le frère d’armes de Gerald ?

— Vous me mettez à une rude épreuve, marquis, — répondit madame de Senneterre en étouffant un soupir, — mais je suis obligée de convenir qu’il est charmant et d’une tournure parfaitement distinguée ; il n’y a vraiment presque aucune différence entre ce monsieur et un homme de notre société… Savez-vous que c’est incroyable comme ces classes-là se débourrent, se décrassent… Ah ! marquis !… marquis ! je ne sais pas où nous allons.

— Nous allons… signer les contrats… ma chère duchesse… mais, je vous en supplie, — ajouta le bossu en parlant tout à fait bas à madame de Senneterre, — pas un mot qui puisse faire soupçonner à l’ami de Gerald que cette pauvre petite fille… en robe de mousseline de laine, est mademoiselle de Beaumesnil.

— Soyez donc tranquille, marquis ; quoique ceci me paraisse inconcevable, je me tairai. Ai-je manqué de discrétion au sujet de l’adoption d’Herminie ?… Mon fils l’ignore encore ; mais il va pourtant falloir que ces mystères s’éclaircissent à la lecture des contrats qui va avoir lieu…

— Ceci me regarde, ma chère duchesse, — dit le bossu, — tout ce que je vous demande, c’est de me garder le secret jusqu’à ce que je vous autorise à parler.

— C’est convenu.

Quittant alors madame de Senneterre qui alla s’asseoir avec sa fille auprès d’Herminie, le bossu rejoignit le notaire qui paraissait relire attentivement les deux contrats, et lui fit à voix basse quelques dernières recommandations