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— Notre conviction a été si unanime à ce sujet, — reprit la baronne, enchantée de cette occasion de se faire valoir, — que, révoltés de l’ingratitude de la comtesse, nous avons par égard pour la famille… envoyé un billet de cinq cents francs à cette jeune fille…

— C’était justice.

— Sans doute… Et savez-vous ce qui est advenu ?

— Non…

— La jeune artiste nous a rapporté fièrement les cinq cents francs en disant qu’elle avait été payée…

— Cela est d’un noble cœur, — dit vivement le marquis, — mais, vous le voyez, la comtesse n’avait pas oublié… cette jeune fille… Sans doute elle lui aura remis à elle quelque témoignage de sa gratitude… au lieu de lui laisser un legs…

— Vous ne croiriez pas cela, marquis, si vous aviez vu la misère décente mais significative des vêtemens de cette jeune fille… Cela faisait mal, et, certes, elle eût été autrement habillée… si elle avait eu quelque part aux largesses de madame de Beaumesnil ; d’ailleurs, cette pauvre jeune artiste qui, soit dit en passant, est belle comme un astre, m’a fait si grande pitié, — ajouta madame de La Rochaiguë avec une affectation de sensibilité, — la délicatesse de sa conduite m’a si fort émue, que je lui ai proposé de venir donner des leçons de musique à Ernestine…

— Vrai ! vous avez fait cela ?… mais c’est superbe.

— Votre étonnement est peu flatteur, marquis.

— Vous confondez l’admiration avec l’étonnement, baronne ; je ne m’étonne pas du tout… je sais les trésors de bonté, de mansuétude que renferme votre excellent cœur, — dit M. de Maillefort en cachant sous son persiflage habituel l’espérance qu’il avait d’être enfin sur la voie du mystère qu’il avait tant d’intérêt à pénétrer.

— Au lieu de railler… la bonté de mon cœur, marquis, — répondit madame de La Rochaiguë, — vous devriez l’imiter, et tâcher, parmi vos nombreuses connaissances, de procurer des leçons à cette pauvre fille.

— Certainement, — répondit le marquis avec une froideur apparente à l’endroit de la jeune artiste, — je vous promets de m’intéresser à votre protégée… quoique j’aie peu d’autorité comme connaisseur en musique. Mais comment se nomme et où demeure cette jeune fille ?

— Elle se nomme Herminie et demeure rue de Monceau… Je ne me souviens pas du numéro, mais je vous le ferai savoir.

— Je m’emploirai donc pour mademoiselle Herminie, si je le puis… mais à charge de revanche, baronne, dans le cas où j’aurais aussi à réclamer votre patronage ; pour quelque prétendant à la main de mademoiselle de Beaumesnil, je suppose… que je verrais du haut de mon observatoire avoir le dessous dans la rude mêlée des concurrens…

— En vérité, marquis, vous savez mettre le prix à vos services… — répondit la baronne en souriant d’un air contraint, — mais je suis certaine que nous nous entendrons toujours parfaitement.

— Et moi donc, ma chère baronne, vous ne sauriez croire combien je me réjouis d’avance du touchant accord qui va désormais exister entre nous deux. Eh bien ! après tout, — ajouta le marquis avec un accent rempli de bonhomie, — avouons-le, notre petite débauche de sincérité… nous a fameusement profité… nous voici en pleine confiance… n’est-ce pas, ma chère baronne ?

— Sans doute : et malheureusement, — ajouta la baronne avec un soupir, — c’est si rare, la confiance !…

— Mais aussi, quand ça se rencontre, — répondit le marquis, — comme c’est bon !… hein ! ma chère baronne ?

— C’est divin, mon cher marquis. Ainsi donc, au revoir et à bientôt, je l’espère.

— À bientôt… — dit M. de Maillefort en sortant du salon.

— Maudit homme ! — s’écria madame de La Rochaiguë, en bondissant de son fauteuil.

Et, marchant à grands pas, elle donna enfin cours à ses sentimens, si difficilement comprimés.

— Il n’y a pas une des paroles de cet infernal bossu, — reprit-elle, — qui n’ait été un sarcasme ou une menace…

— Le fait est que c’est un bien prodigieux scélérat, — s’écria la voix du baron, qui apparut soudain à l’une des portes du salon, dont il écarta les portières.


XXIII.


À la vue de M. de La Rochaiguë, apparaissant ainsi à peu de distance du canapé où elle s’était tenue pendant son entretien avec M. de Maillefort, la baronne s’écria :

— Comment, monsieur, vous étiez là ? — Certainement… car, pressentant que votre entretien avec M. de Maillefort deviendrait très intéressant, dès que vous seriez tous deux seuls, j’ai fait le tour par le petit salon, et je suis venu écouter là… derrière ces portières, tout près de vous…

— Eh bien !… vous l’avez entendu, ce maudit marquis ?

— Oui, madame, et j’ai aussi entendu que vous avez eu la faiblesse de l’engager à revenir, au lieu de lui signifier nettement son congé. Vous aviez une si belle occasion !

— Eh ! monsieur, est-ce que M. de Maillefort ne peut pas être aussi dangereux de loin que de près ? Il me l’a bien fait comprendre ; et d’ailleurs on ne traite pas avec cette grossièreté un homme de la naissance et de l’importance de M. de Maillefort.

— Et qu’en adviendrait-il donc, s’il vous plaît ?

— Il en adviendrait, monsieur, que le marquis vous ferait demander satisfaction de cette impertinence. Vous ne l’avez donc pas entendu ? Ignorez-vous donc qu’il a eu plusieurs duels toujours malheureux… pour ses adversaires, et que, dernièrement encore, il a forcé M. de Mornand à se battre dans une chambre pour une plaisanterie ?…

— Et moi, madame, je n’aurais pas été aussi bénévole… aussi débonnaire… aussi simple que M. de Mornand ; je ne me serais pas battu… Ah ! ah ! Et voilà…

— Alors M. de Maillefort vous eût partout poursuivi, accablé de ses épigrammes… il y avait de quoi vous faire déserter le monde… à force de honte…

— Mais c’est donc une bête enragée que ce monstre-là !… il n’y a donc pas de lois ! Ah ! si j’étais à la Chambre des pairs, de tels scandales ne resteraient pas impunis ; on ne serait plus à la merci du premier coupe-jarret ! — s’écria le malheureux baron.

— Mais, pour l’amour de Dieu, à qui en a-t-il ? que veut-il, ce damné marquis ?

— Vous avez, en vérité, bien peu de pénétration, monsieur ? Il a pourtant parlé avec une assez insolente franchise… D’autres auraient pris des détours auraient agi de ruse… M. de Maillefort… point. « Vous voulez marier mademoiselle de Beaumesnil… Je veux voir, moi, comment et à qui vous la marierez, et, si l’envie m’en prend, dans ce mariage j’interviendrai. » Voilà ce qu’il a eu l’audace de me dire… Et, cette menace… il peut la tenir…

— Heureusement Ernestine paraît avoir une peur horrible de cet affreux bossu, et Héléna doit lui dire qu’il était l’ennemi acharné de la comtesse…

— Qu’est-ce que, cela fera ?… Supposons que nous trouvions un parti convenable pour nous et pour Ernestine, le marquis, par ses railleries, par ses sarcasmes, n’est-il pas capable de donner à cette innocente fille… l’aversion de celui que nous voudrions lui faire épouser ?… Et ce n’est pas seulement ici qu’il peut nous jouer ce tour odieux et bien d’autres qu’il est capable d’imaginer ; il nous les jouera partout où il rencontrera Ernestine… car nous ne