Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/53

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pouvons pas la séquestrer, il faut que nous la conduisions dans le monde.

— C’est donc cela, surtout que vous craignez ? je serais assez de votre avis, si…

— Eh ! monsieur ! est-ce que je sais ce que je crains ; … j’aimerais cent fois mieux avoir une crainte réelle, si menaçante qu’elle fût, je saurais du moins où est le péril, je m’arrangerais pour y échapper ; tandis qu’au contraire le marquis nous laisse dans une perplexité incessante, et cela peut nous faire commettre cent maladresses… nous gêner, et paralyser peut-être les résolutions que nous aurons à prendre dans notre intérêt… Il faut, en un mot, nous résigner à nous dire : il y a là un homme d’une pénétration et d’un esprit diaboliques, qui voit ou qui cherche à voir ou à savoir tout ce que nous ferons, et qui, malheureusement, a mille moyens de réussir… tandis que nous n’avons aucun moyen, nous, d’échapper à sa surveillance.

— J’en reviens à mon idée de tout-à-l’heure, — dit le baron d’un air très satisfait, — je la crois juste… vraie… évidente… cette idée…

— Quelle idée ?

— C’est que le marquis est un bien prodigieux scélérat !

— Bonsoir, monsieur, — dit impatiemment madame de La Rochaiguë, en se dirigeant vers la porte du salon.

— Comment, — dit le baron, — vous vous en allez comme cela, dans une pareille extrémité, sans convenir de rien.

— Convenir de quoi ?

— De ce qu’il y a à faire.

— Est-ce que j’en sais quelque chose ! — s’écria madame de La Rochaiguë hors d’elle-même et en frappant du pied. — Ce méchant bossu m’a complètement démoralisée… et vous achevez de me rendre stupide… par vos belles réflexions.

Et madame de La Rochaiguë quitta le salon dont elle referma la porte avec violence au nez du baron.

Pendant l’entretien de madame de La Rochaiguë et de M. de Maillefort, Héléna avait reconduit mademoiselle de Beaumesnil chez elle, lui disant, au moment de la quitter :

— Allons… dormez bien, ma chère Ernestine, et priez le Seigneur qu’il éloigne de vos rêves la figure de ce vilain M. de Maillefort !

— En effet, mademoiselle, je ne sais pourquoi… il me fait presque peur…

— Ce sentiment est bien naturel… — répondit doucement la dévote, — et plus opportun que vous ne le pensez… car si vous saviez…

Et, comme Héléna se taisait, la jeune fille reprit :

— Vous n’achevez pas… mademoiselle ?

— C’est qu’il est des choses… pénibles à dire contre le prochain… quoique méritées… — ajouta la dévote d’un air béat. — Ce M. de Maillefort…

— Eh bien ! mademoiselle ?

— Je crains de vous attrister, ma chère Ernestine.

— Je vous en prie… parlez… mademoiselle.

— Ce méchant marquis, puisqu’il faut vous le dire, a été l’un des ennemis les plus acharnés de votre pauvre chère mère.

— De ma mère ?… — s’écria douloureusement mademoiselle de Beaumesnil.

Puis elle ajouta avec une touchante naïveté :

— L’on vous a trompée, mademoiselle… ma mère ne pouvait pas avoir d’ennemis.

Héléna secoua tristement la tête et répondit d’un ton de tendre commisération.

— Chère enfant… cette candide ignorance fait l’éloge de votre cœur… mais, hélas ! les êtres les meilleurs, les plus inoffensifs, sont exposés au courroux des méchans. Les brebis n’ont-elles pas pour ennemis les loups ravisseurs ?

— Et que lui avait donc fait ma mère à M. de Maillefort, demanda Ernestine, les larmes aux yeux.

— Elle, la pauvre chère, mais rien… Jésus, mon Dieu ! autant dire que l’agneau irait attaquer le tigre.

— Alors, mademoiselle, quel était le sujet de la haine de M. de Maillefort ?

— Hélas ! ma pauvre enfant… mes confidences ne peuvent aller jusque-là… c’est trop odieux, — répondit Héléna en soupirant, — trop horrible.

— J’avais donc raison de craindre cet homme, — dit Ernestine avec amertume, — et pourtant je me reprochais… de céder sans raison à un éloignement involontaire…

— Ah ! ma chère enfant… puissiez-vous n’avoir jamais d’éloignement plus mal justifié !… — dit la dévote en levant les yeux au ciel.

Puis elle reprit :

— Allons, ma chère Ernestine, je vous laisse… dormez bien… Demain matin, je viendrai vous prendre à neuf heures pour aller à l’office…

— À demain, mademoiselle… Hélas !… vous me laissez avec une triste pensée : — Ma mère… avait un ennemi…

— Il vaut mieux connaître les méchans que les ignorer, ma chère Ernestine… au moins, l’on peut se garantir de leurs maléfices… Adieu donc, à demain matin.

— À demain, mademoiselle.

Et mademoiselle de La Rochaiguë s’en alla tout heureuse de l’adresse perfide avec laquelle elle avait laissé au cœur de mademoiselle de Beaumesnil une cruelle défiance contre M. de Maillefort.

Ernestine, restée seule, sonna sa gouvernante, qui lui servait de femme de chambre.

Madame Laîné entra ; elle avait quarante ans environ, une physionomie doucereuse, des manières prévenantes, empressées, mais dont l’empressement même annonçait quelque chose de servile, bien éloigné de ce dévoûment de bonne nourrice, dévoûment naïf, absolu, mais cependant empreint de toute la dignité d’une affection désintéressée.

— Mademoiselle veut se coucher ? — dit madame Laîné à Ernestine.

— Non, ma bonne Laîné, pas encore… Apportez-moi, je vous prie, mon nécessaire à écrire…

— Oui, mademoiselle…

Le nécessaire à écrire étant apporté dans la chambre d’Ernestine, sa gouvernante lui dit :

— J’aurais à faire part de quelque chose à mademoiselle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Madame la baronne a arrêté une femme de chambre coiffeuse, et une autre femme pour mademoiselle…, et…

— Je vous ai déjà dit, ma bonne Laîné, que je ne voulais pour mon service particulier aucune autre personne que vous… et Thérèse.

— Je le sais, mademoiselle, et je l’ai fait observer à madame la baronne ; mais elle craint que vous ne soyez pas suffisamment servie.

— Vous me suffisez parfaitement.

— Madame la baronne a dit que néanmoins ces demoiselles resteraient à l’hôtel, dans le cas où vous en auriez besoin, et cela se trouve d’autant mieux que madame la baronne a dernièrement renvoyé sa femme de chambre, et que ces demoiselles lui serviront en attendant.

— À la bonne heure… — répondit Ernestine avec indifférence.

— Mademoiselle n’a besoin de rien ?

— Non, merci.

— Mademoiselle se trouve toujours bien dans cet appartement ?

— Très bien.

— Il est du reste superbe ; mais il n’y a rien de trop beau pour mademoiselle : c’est ce que tout le monde dit.

— Ma bonne Laîné, — dit Ernestine sans répondre à l’observation de sa gouvernante, — vous me préparerez ce qu’il me faut pour ma toilette de nuit… Je me cou-