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cherai seule, et vous m’éveillerez demain avant huit heures.

— Oui, mademoiselle.

Puis, au moment de sortir, madame Laîné reprit, pendant qu’Ernestine ouvrait son secrétaire à écrire :

— J’aurais quelque chose à demander à mademoiselle.

— Que voulez-vous ?

— Je serais bien reconnaissante à mademoiselle si elle pouvait avoir la bonté de me donner deux heures demain ou après pour aller voir une de mes parentes, madame Herbaut, qui demeure aux Batignolles.

— Eh bien !… allez-y demain matin… pendant que je serai à l’office.

— Je remercie mademoiselle de sa bonté.

— Bonsoir, ma bonne Laîné, — dit Ernestine en donnant ainsi congé à sa gouvernante, qui semblait vouloir continuer la conversation.

Cet entretien donne une idée juste des relations qui existaient entre mademoiselle de Beaumesnil et madame Laîné.

Celle-ci avait souvent, en vain, essayé de se familiariser avec sa jeune maîtresse ; mais, aux premiers mots de la gouvernante dans cette voie, mademoiselle de Beaumesnil coupait court à l’entretien, jamais avec hauteur ou avec dureté, mais en lui donnant quelque ordre avec une affectueuse bonté.

Après le départ de madame Laîné, Ernestine resta longtemps pensive, puis s’asseyant devant la table où était son nécessaire à écrire, elle l’ouvrit et en tira un petit album relié en cuir de Russie, dont les premiers feuillets étaient déjà remplis.

Rien de plus simple, de plus touchant que l’histoire de cet album.

Lors de son départ pour l’Italie, Ernestine avait promis à sa mère (ainsi que la comtesse l’avait dit à Herminie), de lui écrire chaque jour une espèce de journal de son voyage ; à cette promesse, la jeune fille n’avait manqué que pendant les quelques jours qui suivirent la mort inattendue de son père… et pendant les quelques jours non moins affreux qui succédèrent à la nouvelle de la mort de la comtesse de Beaumesnil.

Le premier accablement de la douleur passé, Ernestine trouva une sorte de pieuse consolation à continuer d’écrire chaque jour à sa mère… se faisant ainsi une illusion à la fois douce et cruelle… en poursuivant ces confidences si touchantes.

La première partie de cet album contenait la copie des lettres écrites par Ernestine à sa mère, du vivant de celle-ci.

La seconde partie… séparée de la première par une croix noire… contenait les lettres que la pauvre enfant n’avait, hélas ! pas eu besoin de recopier.

Mademoiselle de Beaumesnil s’assit donc devant la table ; après avoir essuyé les larmes que provoquait toujours la vue de cet album, rempli pour elle de poignans souvenirs, elle écrivit les lignes suivantes :

« … Je ne t’ai pas écrit, chère maman, depuis mon arrivée chez M. de La Rochaiguë, mon tuteur, parce que je voulais autant que possible me bien rendre compte de mes premières impressions.

» Et puis, tu sais comme je suis : depuis que je t’ai quittée, lorsque j’arrive quelque part, je me trouve pendant un jour ou deux tout étonnée, presque attristée par le changement ; il faut que je m’habitue, pour ainsi dire, à la vue des choses dont je suis entourée pour retrouver ma liberté d’esprit…

» L’appartement que j’occupe ici toute seule est si magnifique, si grand, qu’hier je m’y regardais comme perdue ;… cela me faisait presque peur… aujourd’hui je commence à m’y habituer.

» Madame de La Rochaiguë, son mari et sa sœur m’ont reçue comme leur enfant ; ils me comblent d’attentions, de prévenances, et si l’on pouvait avoir pour un si bon accueil un sentiment autre que celui de la reconnaissance, je m’étonnerais de ce que des personnes d’un âge si vénérable me traitent avec autant de déférence.

» M. de La Rochaiguë, mon tuteur, est la bonté même ; sa femme, qui me gâte à force de tendresse, est très gaie, très animée ; quant à mademoiselle Héléna, sa belle-sœur, je ne crois pas qu’il y ait de personne plus douce et plus sainte.

» Tu vois, chère maman, que tu peux être rassurée sur le sort de ta pauvre Ernestine ; entourée de tant de soins, elle est aussi heureuse qu’elle peut l’être désormais.

» Mon seul désir serait de me voir mieux connue de M. de La Rochaiguë et des siens ; alors sans doute ils me traiteraient avec moins de cérémonie, ils ne me feraient plus de ces complimens dont je suis embarrassée, et que l’on se croit sans doute obligé de me faire afin de me mettre en confiance… Bons et excellens parens ! ils s’ingénient chacun de son côté à chercher ce que l’on peut dire de plus aimable à une jeune fille. Plus tard, ils verront, je l’espère, qu’ils n’avaient pas besoin de me flatter pour s’assurer de mon attachement… En m’accueillant chez eux, on dirait presque qu’ils sont mes obligés… Cela ne m’étonne pas, chère maman, combien de fois ne m’as-tu pas dit : que les gens délicats semblaient toujours reconnaissans des services qu’ils avaient le bonheur de pouvoir rendre !

J’ai eu aussi quelques momens pénibles, — non par la faute de mon tuteur ou de sa famille, mais par une circonstance pour ainsi dire forcée.

Ce matin, un monsieur (mon notaire, à ce que j’ai appris), m’a été présenté par mon tuteur, qui m’a dit :

— Ma chère pupille, il est bon que vous sachiez le chiffre exact de votre fortune, et monsieur va vous en instruire.

» Alors le notaire, ouvrant un registre qu’il avait apporté, m’en a fait voir la dernière page toute remplie de chiffres, en me disant :

— Mademoiselle, d’après le relevé exact de… (il a ajouté un mot que je ne me rappelle pas), vos revenus se montent à la somme de trois millions cent vingt mille francs environ, ce qui vous fait à peu près huit mille francs par jour. Rien que cela, — a ajouté le notaire en riant, — aussi êtes-vous la plus riche héritière de france.

» Alors, pauvre chère maman, cela m’a rappelé ce qu’hélas ! je n’oublie presque jamais : que j’étais orpheline… seule au monde… et malgré moi j’ai pleuré. »

Ernestine de Beaumesnil s’interrompit d’écrire.

De nouveau ses larmes coulèrent abondamment, car, pour cette tendre et naïve enfant, l’héritage… c’était la mort de sa mère, de son père…

Plus calme, elle reprit la plume et continua :

« … Et puis, maman, il m’est impossible de t’expliquer cela, mais en apprenant que j’avais huit mille francs par jour, comme disait le notaire, j’ai ressenti une grande surprise, mêlée presque de crainte.

» Tant d’argent… à moi seule !… pourquoi cela ? me disais-je.

» Il me semblait que c’était une injustice.

» Qu’avais-je fait pour être si riche ?

» Et puis encore ces mots, qui m’avaient fait pleurer : Vous êtes la plus riche héritière de France… alors m’effrayaient presque…

» Oui… je ne sais comment t’expliquer cela… mais en songeant que je possédais cette immense fortune, je me sentais inquiète… Il me semble que je devais éprouver ce qu’éprouvent les gens qui ont un trésor et qui tremblent à la pensée des dangers qu’ils courraient si on voulait les voler.

» Et pourtant… non… cette comparaison n’est pas bonne, car je n’ai jamais tenu à l’argent que toi et mon père vous me donniez chaque mois pour mes fantaisies…

» Mon Dieu, chère maman, j’analyse mal ce que je ressens en pensant à mes richesses comme ils disent… cela