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» est involontaire et inexplicable ; peut-être je m’accoutumerai à penser autrement.

» En attendant, je suis chez d’excellens parens… Qu’ai-je à craindre ? c’est un enfantillage de ma part… sans doute… Mais à qui dirai-je tout, chère maman, si ce n’est à toi ? M. de La Rochaiguë et les siens sont parfaits pour moi, mais je ne serai jamais tout à fait en confiance avec eux ; tu le sais, sauf pour toi et pour mon père, j’ai toujours été naturellement très réservée, et souvent je me reproche de ne pouvoir me familiariser davantage avec ma bonne Laîné, qui est pourtant à mon service depuis plusieurs années, cette familiarité m’est impossible ; cependant je suis loin d’être fière… »

Puis, faisant allusion à l’aversion qu’elle éprouvait pour M. de Maillefort, en suite des calomnies de la dévote, Ernestine ajouta :

« J’ai été cruellement émue, ce soir, mais il s’agit d’une chose si indigne… que, par respect pour toi, ma chère maman, je ne veux pas l’écrire. Et puis, je n’en aurais pas, je crois, le courage.

» Bonsoir, chère maman, demain matin et les autres jours j’irai à l’office de neuf heures avec mademoiselle de La Rochaiguë ; elle est si bonne que je n’ai pas voulu la refuser… Cependant mes vraies prières, chère et pauvre maman, sont celles que je fais dans le recueillement et dans la solitude… Demain matin et les autres jours, perdue au milieu des indifférens, je prierai pour toi ; mais c’est toujours lorsque je suis seule, comme à cette heure, lorsque toutes mes pensées, toute mon âme s’élèvent vers toi, que je te prie comme on prie Dieu… bonne et sainte mère ! ! »

Après avoir renfermé l’album dans le nécessaire dont elle portait toujours la clé suspendue à son cou, l’orpheline se coucha et s’endormit, le cœur plus calme, plus consolé depuis qu’elle avait épanché ses naïves confidences dans le sein d’une mère… hélas !… alors immortelle.


XXIV.


Le lendemain matin du jour où M. de Maillefort avait été pour la première fois présenté à mademoiselle de Beaumesnil, le commandant Bernard, l’air souffrant, mais résigné, était étendu dans son bon fauteuil, présent d’Olivier.

À travers la fenêtre de sa chambre, le vieux marin regardait tristement, par une belle matinée d’été, la sécheresse de ses plates-bandes, qu’envahissaient les mauvaises herbes ; car, depuis un mois, deux des anciennes blessures du vétéran, s’étant rouvertes, le tenaient cloué sur son fauteuil et l’empêchaient de s’occuper de son cher jardinet.

La ménagère, assise auprès du commandant, s’occupait d’un travail de couture ; depuis quelques moments, sans doute, madame Barbançon se livrait à ses récriminations habituelles contre Buônapartè, car elle disait au vétéran avec un accent d’indignation concentrée :

— Oui, monsieur… crue… crue… il la mangeait toute crue…

Le vétéran, lorsque ses douleurs aiguës lui laissaient quelque relâche, ne pouvait s’empêcher de sourire aux histoires de la ménagère ; aussi reprit-il :

— Quoi ! que mangeait-il cru, ce diable d’ogre de Corse, maman Barbançon ?

— Sa viande, monsieur ! oui, la veille du jour de la bataille… il la mangeait crue… sa viande ! Et savez-vous pourquoi ?

— Non, — dit le vétéran, en se retournant avec peine dans son fauteuil, je ne devine pas…

— C’était pour se rendre encore plus féroce, le malheureux ! afin d’avoir le courage de faire exterminer ses soldats par l’ennemi, et surtout les vélites, — ajouta en soupirant la rancuneuse ménagère, — le tout dans le but d’en faire de la chair à canon, comme il disait, et d’augmenter la conscription pour dépeupler la France… où il ne voulait plus voir un seul Français… C’était son plan…

À cette tirade, débitée d’une haleine, le commandant Bernard partit d’un franc éclat de rire, et dit à sa ménagère :

— Maman Barbançon, une seule question : Si Buônapartè ne voulait plus voir un seul Français en France, sur quoi diable aurait-il régné, alors ?

— Eh ! mon Dieu ! — dit la ménagère, en haussant les épaules avec impatience, comme si on lui eût demandé pourquoi il faisait jour en plein midi, — mais il aurait régné sur les nègres donc !

Ceci était d’une telle force de conception, d’un inattendu si saisissant, qu’un moment de stupeur précéda la nouvelle explosion d’hilarité du commandant, qui reprit :

— Comment sur les nègres ?… quels nègres ?

— Mais les nègres d’Amérique, monsieur, avec qui il manigançait si bien sous main… que, pendant qu’il était sur son rocher, ils ont creusé un canal souterrain qui commençait au Champ-d’Asile, serpentait sous Sainte-Hélène, et allait aboutir au chef-lieu de l’empire d’autres nègres amis des premiers, de façon que Buônapartè voulait revenir à leur tête tout saccager en France avec son affreux Roustan.

— Maman Barbançon, — dit le vétéran avec admiration ! ! vous ne vous étiez jamais élevée à cette hauteur-là…

— Il n’y a pas là de quoi rire, monsieur… Voulez-vous une dernière preuve que le monstre pensait toujours à remplacer les Français par des nègres ?

— Je la demande, maman Barbançon, — dit le vétéran, en essuyant ses yeux remplis de larmes joyeuses, — voyons, la preuve ?

— Eh bien ! monsieur, n’a-t-on pas dit de tout temps que votre Buônapartè traitait les Français comme des nègres !

— Bravo ! !… maman Barbançon.

— Or, c’est bien la preuve qu’il aurait voulu, au lieu de Français, avoir tous nègres sous sa griffe ?

— Grâce… maman Barbançon, — s’écria le pauvre commandant en se crispant de rire sur son fauteuil, — trop est trop… cela fait mal… à la fin…

Deux coups de sonnette, impérieux, retentissants, firent bondir et déguerpir la ménagère, qui, laissant le commandant au milieu de son accès d’hilarité, sortit vivement en disant :

— En voilà un qui sonne en maître, par exemple !

Et, fermant la porte de la chambre du vétéran, madame Barbançon alla ouvrir au nouveau visiteur.

C’était un gros homme de cinquante ans environ, portant l’uniforme de sous-lieutenant de la garde nationale, uniforme qui ouvrait outrageusement par derrière et bridait sur un ventre énorme, où se balançaient de monstrueuses breloques en graines d’Amérique.

Ce personnage, coiffé d’un formidable ourson qui lui cachait les yeux, avait l’air solennel, rogue et pleinement satisfait de soi.

À sa vue, madame Barbançon fronça le sourcil, et peu imposée par la dignité du grade de ce soldat citoyen, elle lui dit aigrement et avec un accent de surprise peu flatteur :

— Comment ! c’est encore vous ?

— Il serait étonnant qu’un pôpiétaire (pôpiétaire fut dit et accentué ainsi avec une majesté souveraine inexprimable) ne pourrait pas venir dans sa maison… quand…

— Vous n’êtes pas chez vous ici… puisque vous avez loué au commandant.

— Nous sommes au 17, et mon portier a apporté ma quittance imprimée pour toucher mon terme….. qu’il n’a pas touché… aussi je…

— On sait ça, voilà trois fois depuis deux jours que vous venez le rabâcher. Est-ce qu’on veut vous en faire banque-