Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/56

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route de votre loyer ? On vous le paiera quand on pourra… et voilà…

— Quand on pourra ! un pôpiétaire ne se paie pas de cette monnaie de singe…

— Singe vous-même… dites donc… Propriétaire ! vous n’avez que ce mot-là à la bouche… parce que vous avez pendant vingt ans mis du poivre dans l’eau-de-vie, de la chicorée dans le café, du grès dans la cassonade, et passé les chandelles dans l’eau bouillante pour rabioter du suif sans que cela y paraisse… et qu’avec ces procédés-là vous avez acheté des maisons sur le pavé de Paris… faut pas être si fier, voyez-vous ?

— J’ai été épicier, je me suis enrichi dans mon commerce, et je m’en vante… Madame !

— Il n’y a pas de quoi ; et, puisque vous êtes si riche, comment avez-vous l’effronterie, pour un pauvre terme… le seul en retard depuis trois ans, de venir relancer un brave homme comme le commandant ?

— Je m’importe peu de tout çà… mon argent ou j’assigne !… C’est étonnant… ils ne paient pas leur loyer et il leur faut des jardins… encore… à ces particuliers-là !

— Tenez, monsieur Bouffard, ne me poussez pas à bout, ou vous allez voir ! ! ! Il leur faut des jardins ! un brave homme criblé de blessures… qui a ce jardinet pour seul pauvre petit plaisir… Tenez… si, au lieu de rester dans votre comptoir à filouter les acheteurs, vous aviez fait la guerre comme le commandant, et saigné de votre corps aux quatre coins du monde… et en Russie… et partout, vous en auriez des maisons sur le pavé de Paris ! Va-t’en voir s’ils viennent… Voilà la justice pourtant.

— Une fois, deux fois, vous ne pouvez pas me payer plus aujourd’hui qu’hier ?

— Trois fois, cent fois, mille fois non ; le commandant, depuis que ses blessures se sont rouvertes, ne pouvait dormir qu’à force d’opium ; c’est aussi cher que l’or cette drogue-là, et les cent cinquante francs du terme ont passé à ça et aux visites du médecin…

— Je m’importe peu de vos raisons ; les pôpiétaires seraient joliment enfoncés s’ils écoutaient ces floueurs de locataires ; c’est comme dans ma maison de la rue de Monceau, d’où je viens… autre bonne pratique ! une musicienne… une drôlesse qui ne peut pas non plus payer son terme, parce qu’elle a été soi-disant malade pendant deux mois, et qu’elle n’a pas pu donner ses leçons… comme à l’ordinaire ! Bamboches que tout cela. Quand on est malade… on va z’à l’hôpital, et ça vous permet de payer son terme…

— À l’hôpital ! jour de Dieu !… — le commandant Bernard à l’hôpital ! — s’écria la ménagère exaspérée. — Mais quand je devrais me faire chiffonnière pour gagner la nuit et le soigner le jour… le commandant n’irait pas… à l’hôpital… entendez-vous… et c’est vous qui risquez d’y aller, si vous ne filez pas… et vite encore, car M. Olivier va rentrer… et il vous donnera plus de coups de pied dans votre bedaine que votre ourson n’a de poils.

— Je voudrais bien voir qu’un pôpiétaire serait vilipendé chez lui-même. Mais brisons là… Je reviendrai à quatre heures : si les cent cinquante francs ne sont pas prêts… j’assigne et je fais saisir.

— Et moi, je saisirai ma pelle à feu pour vous recevoir si vous reparaissez… voilà ma politique !

Et la ménagère, fermant la porte au nez de M. Bouffard, revint auprès du commandant. Son accès d’hilarité était passé ; mais il lui restait un fond de bonne humeur ; aussi, à la vue de sa femme de confiance, qui, les joues encore enflammées de colère, ferma brusquement la porte en grommelant sourdement, le vieux marin lui dit :

— Voyons, maman Barbançon, est-ce que vous n’avez pas épuisé votre furie sur Buônapartè… À qui, diable ! en avez-vous encore à cette heure ?

— À qui j’en ai ? à quelqu’un qui ne vaut pas mieux que votre empereur… Les deux font la paire, allez !

— Qui est-ce donc qui fait la paire avec l’empereur, maman Barbançon !

— Pardié… c’est…

Mais la ménagère s’interrompit. Pauvre cher homme, pensa-t-elle, je lui mettrais la mort dans l’âme… en lui disant que le loyer n’est pas payé… que tout a passé pour sa maladie… même soixante francs à moi… Attendons M. Olivier… peut-être il aura de bonnes nouvelles…

— Mais, que diable ! ruminez-vous là au lieu de me répondre, maman Barbançon ? — dit le vieux marin, est-ce quelque nouvelle histoire ? celle du petit homme rouge, que vous me promettez toujours ?

— Ah bon ! heureusement… voilà M. Olivier, — dit la ménagère en entendant sonner de nouveau, mais doucement cette fois. — Ce n’est pas M. Olivier, — ajouta-t-elle, qui sonnerait à tout casser… comme ce gueux de propriétaire !

Et laissant de nouveau son maître seul, madame Barbançon courut à la porte ; c’était en effet le neveu du commandant.

— Eh bien ! monsieur Olivier ? lui dit la ménagère avec anxiété.

— Nous sommes sauvés, répondit le jeune homme en essuyant son front baigné de sueur, — le brave maître maçon a eu de la peine à trouver l’argent qu’il me devait, car je ne l’avais pas prévenu qu’il me le faudrait si tôt… mais enfin voici les deux cents francs, — dit Olivier en donnant un sac a la ménagère.

— Ah ! quelle épine hors du pied ! monsieur Olivier !

— Est-ce que le propriétaire est revenu ?

— Il sort d’ici le gredin ! je l’ai abominé de sottises !

— Ma chère madame Barbançon, quand on doit, il faut payer… Ah ça ! et mon pauvre oncle ne se doute de rien ?

— De rien… le cher homme… heureusement.

— Ah ! tant mieux ! — dit Olivier.

— Oh ! la fameuse idée, — s’écria la vindicative ménagère en comptant l’argent que le neveu de son maître venait de lui remettre, — une fameuse idée !

— Laquelle, madame Barbançon ?

— Ce gredin de propriétaire doit revenir à quatre heures ; j’allumerai un bon fourneau dans ma cuisine, je mettrai dedans cent cinquante francs, et quand il arrivera, ce monstre de M. Bouffard, je lui dirai d’attendre ; j’irai vite repêcher avec des pincettes mes pièces toutes brûlantes, je les empilerai sur la table et je lui dirai : le voilà, votre argent… prenez-le… Hein ! monsieur Olivier, fameux ? La loi ne défend pas ça ?

— Diable ! maman Barbançon, — dit Olivier en souriant, — vous voulez tirer à boulets rouges sur les épiciers enrichis ! Faites mieux, allez… économisez votre charbon et donnez les cent cinquante francs à M. Bouffard tout simplement.

— Monsieur Olivier… vous êtes trop bon… laissez-moi lui rissoler le bout des ongles, à ce brigand-là !

— Bah !… il est plus bête que méchant.

— Il est l’un et l’autre, allez, monsieur Olivier, issu d’un coq et d’une oie comme dit le proverbe.

— Mais mon oncle, comment va-t-il ce matin ? Je suis sorti de bonne heure… il dormait encore, je ne l’ai pas réveillé.

— Il va beaucoup mieux, car nous nous sommes disputés à cause de son monstre… et puis votre retour… lui a valu mieux que toutes les potions du monde… à ce digne homme… et, tenez, monsieur Olivier… quand je pense que, sans vos deux cents francs, cet affreux Bouffard nous aurait fait saisir dans trois ou quatre jours… et Dieu sait ce que vaut le ménage… vu qu’il y a trois ans, les six couverts et la timbale du commandant ont fondu dans sa grande maladie…

— Ma bonne maman Barbançon, ne me parlez pas de cela… j’en deviendrais fou, car, mon semestre passé, je ne serai plus ici ; ce qui est arrivé aujourd’hui peut se renouveler encore, et… alors… ; mais… tenez… je ne veux pas penser à cela… c’est trop triste…

La sonnette de la chambre du vieux marin vibra.