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À ce bruit, la ménagère dit au jeune homme, dont la physionomie avait alors une expression navrante :

— Voilà le commandant qui sonne… Pour l’amour de Dieu, monsieur Olivier, n’ayez pas l’air triste, il se douterait de quelque chose.

— Soyez tranquille. Mais à propos, — reprit Olivier, — Gerald doit venir ce matin ; vous le ferez entrer…

— Bien, bien, monsieur Olivier, allez tout de suite chez monsieur, je vas préparer votre déjeuner… Dam ! monsieur Olivier, — dit la ménagère avec un soupir, — faudra vous contenter… de…

— Brave et digne femme ! — reprit le jeune soldat, sans la laisser achever. — Est-ce que je n’ai pas toujours assez ? Est-ce que je ne sais pas que vous vous privez pour moi ?

— Ah ! par exemple !… Mais tenez, voilà encore monsieur qui sonne… courez donc.

En effet, Olivier se hâta d’entrer chez le vétéran.


XXV.


À la vue d’Olivier, les traits du vieux marin devinrent joyeux ; ne pouvant se lever de son fauteuil, il tendit affectueusement les deux mains à son neveu, en lui disant :

— Bonjour, mon enfant.

— Bonjour, mon oncle.

— Ah çà ! il faut que je te gronde.

— Moi, mon oncle ?

— Certainement… À peine arrivé d’avant-hier, te voilà déjà en course dès l’aurore… Ce matin, je m’éveille… tout heureux de ne pas m’éveiller seul, comme depuis deux mois… je regarde du côté de ton lit… plus d’Olivier… déjà déniché !

— Mais, mon oncle…

— Mais, mon garçon, sur ton semestre, tu m’as volé près de deux mois d’absence ; un engrenage d’affaires avec ton maître maçon, m’as-tu dit… soit ; mais enfin, grâce au gain de ces deux mois, te voilà riche à cette heure, tu dois être au moins millionnaire… aussi, j’entends jouir de toi, je trouve que tu as assez gagné d’argent, vu que c’est pour moi que tu travailles. Je ne peux malheureusement pas t’empêcher de me faire des cadeaux… et Dieu sait ce qu’à cette heure tu complotes avec tes millions, monsieur Mondor ;… mais je te déclare, moi, que si maintenant tu me laisses aussi souvent seul… qu’avant ton départ… je ne reçois plus rien de toi… rien absolument.

— Mon oncle… écoutez-moi…

— Tu n’as plus que deux mois à passer ici ; je veux largement en profiter… À quoi bon travailler comme tu le fais ? Est-ce que tu crois, par hasard, qu’avec une trésorière comme maman Barbançon, ma caisse n’est pas toujours garnie ?… Il y a trois jours, je lui ai dit : — « Eh bien ! madame l’intendante, où en sommes-nous ? — Soyez tranquille, monsieur, m’a-t-elle répondu, — soyez tranquille, — quand il n’y en a plus, il y en a encore. » — J’espère qu’un caissier qui répond ainsi, c’est fièrement rassurant.

— Allons, mon oncle, — dit Olivier, — voulant rompre cet entretien qui l’attristait et l’embarrassait, — je vous promets de vous quitter, désormais, le moins possible. Maintenant, autre chose… Pouvez-vous recevoir Gerald ce matin ?

— Parbleu ! Ah ! quel bon et loyal cœur que ce jeune duc ! Quand je pense que durant ton absence il est venu plusieurs fois me voir et fumer son cigare avec moi ! Je souffrais comme un damné… mais il me mettait un peu de baume dans le sang. — Olivier n’est pas là, mon commandant, me disait ce digne garçon : c’est à moi d’être de planton auprès de vous.

— Bon Gerald ! dit Olivier avec émotion.

— Oui… va, il est bon… car enfin un jeune homme du beau monde comme lui, quitter ses plaisirs, ses maîtresses, les amis de son âge, pour venir passer une ou deux heures avec un vieux podagre comme moi, c’est du bon cœur, cela… Mais je ne fais pas le fat… C’est à cause de toi que Gerald vient ainsi me voir, mon brave enfant… parce qu’il savait te faire plaisir.

— Non, non, mon oncle, — c’est pour vous, et pour vous seul, croyez-le bien…

— Hum… hum…

— Il vous le dira lui-même tout à l’heure, car il m’a écrit hier pour savoir s’il nous trouverait ce matin.

— Hélas ! il n’est que trop sûr de me trouver : je ne peux pas me bouger de mon fauteuil, et tu vois la triste preuve de mon inaction, — ajouta le vieux marin en montrant à son neveu ses plates-bandes desséchées et envahies par les mauvaises herbes ; — mon pauvre jardinet est rôti, par ces chaleurs dévorantes. Maman Barbançon est trop faible, et d’ailleurs… ma maladie l’a mise sur les dents… la digne femme. J’avais parlé de faire venir le portier tous les deux jours en lui donnant un pour-boire ; mais il faut voir comment elle m’a reçu : — Introduire des étrangers dans la maison, — s’est-elle écriée, — pour tout mettre au pillage, tout saccager ! — enfin, tu la connais, cette excellente diablesse… je n’ai pas osé insister… aussi tu vois dans quel état sont mes chères plates-bandes, naguères encore si fleuries.

— Rassurez-vous, mon oncle… me voici de retour, je serai votre premier garçon jardinier, dit gaîment Olivier, — j’y avais pensé, et, sans une affaire qui m’a fait sortir ce matin de très bonne heure, vous auriez vu à votre réveil votre jardin débarrassé de ses mauvaises herbes et frais comme un bouquet couvert de rosée… mais demain matin… suffit… je ne vous dis que cela.

Le commandant allait remercier Olivier lorsque madame Barbançon ouvrit la porte, et demanda si M. Gerald pouvait entrer.

— Je crois pardieu bien qu’il peut entrer ! — s’écria gaîment le vieux marin pendant qu’Olivier allait au devant de son ami.

Tous deux rentrèrent bientôt.

— Enfin ! Dieu soit loué, monsieur Gerald, — dit le vétéran au jeune duc, en lui montrant Olivier, son maître maçon nous l’a rendu !

— Oui, mon commandant, et ce n’est pas sans peine, — reprit Gerald, — ce diable d’Olivier ne devait s’absenter que pendant une quinzaine… et il nous manque pendant deux mois !

— C’était un chaos sans fin que le relevé des travaux de ce brave homme, — reprit Olivier ; — puis le régisseur du château… trouvant mon écriture belle, mes chiffres bien alignés, m’a proposé quelques travaux de comptabilité… et, ma foi… j’ai accepté… Mais maintenant… j’y pense, — ajouta Olivier, en paraissant se rappeler un souvenir, — sais-tu, Gerald, à qui appartient ce magnifique château où je suis resté pendant deux mois ?

— Non… à qui ?

— Parbleu ! à la marquise de Carabas !

— Quelle marquise de Carabas ?

— Cette héritière si riche, dont tu nous as parlé avant ton départ ; te souviens-tu ?

— Mademoiselle de Beaumesnil !… — s’écria Gerald stupéfait.

— Justement… cette superbe terre lui appartient, et elle rapporte cent vingt mille livres de rentes… Il paraît que cette petite millionnaire a des propriétés pareilles par douzaines…

— Excusez du peu ! dit le vétéran, — j’en reviens toujours là : que diable peut-on faire de tant d’argent ?

— Ah ! pardieu… — reprit Gerald, — le rapprochement est étrange, je n’en reviens pas !

— Qu’y a-t-il donc de si étrange à cela, Gerald ?