Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/58

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— C’est qu’il s’agit pour moi d’un mariage avec mademoiselle de Beaumesnil.

— Ah çà !… monsieur Gerald, — dit simplement le vétéran, — l’envie de vous marier vous a donc pris depuis que je vous ai vu ?…

— Tu aimes donc mademoiselle de Beaumesnil ? — demanda non moins naïvement Olivier.

Gerald, d’abord surpris de ces questions, reprit, ensuite d’un moment de réflexion :

— C’est juste !… vous devez parler ainsi, mon commandant… toi aussi, Olivier… et parmi tous ceux que je connais, vous êtes les seuls… oui… car j’aurais dit à mille autres qu’à vous : On me propose d’épouser la plus riche héritière de France ; tous m’auraient répondu sans s’inquiéter du reste… Épousez… c’est un superbe mariage… épousez !

Et, après une nouvelle pause, Gerald reprit :

— Ce que c’est que la droiture… pourtant, comme c’est rare !…

— Ma foi… — reprit le vétéran, — je ne croyais pas, monsieur Gerald, vous avoir dit quelque chose de rare… Olivier pense comme moi, n’est-ce pas, mon garçon ?

— Oui, mon oncle… Mais qu’as-tu donc, Gerald ? te voilà tout pensif.

— C’est vrai… voici pourquoi, — dit le jeune duc, dont les traits prirent une expression plus grave que d’habitude, — j’étais venu ce matin pour vous faire part de mes projets de mariage, au commandant et à toi, Olivier, comme à de bons et sincères amis.

— Quant à ça, vous n’en avez pas de meilleurs, monsieur Gerald, — dit le vétéran.

— J’en suis certain, mon commandant ; aussi… je ne sais quoi… me dit que j’ai doublement bien fait de venir vous confier mes projets.

— C’est tout simple, — reprit Olivier, — ce qui t’intéresse… nous intéresse…

— Voici donc ce qui s’est passé, — dit Gerald, en répondant par un geste amical aux paroles de son ami : — Hier, ma mère, éblouie par l’immense fortune de mademoiselle de Beaumesnil, m’a proposé d’épouser… cette jeune personne… ma mère se dit certaine du succès, si je veux suivre ses conseils… mais pensant à ma bonne vie de garçon et à mon indépendance… d’abord j’ai refusé.

— Parbleu ! — dit le vieux marin, — vous n’avez pas de goût pour le mariage… des millions de millions ne devaient pas changer votre résolution.

— Attendez… mon commandant, — reprit Gerald avec un certain embarras, — mon refus a irrité ma mère… elle m’a traité d’aveugle, d’insensé ; puis enfin à sa colère a succédé un si grand chagrin que, la voyant désolée de mon refus…

— Tu as accepté ce mariage ? — dit Olivier.

— Oui… — répondit Gerald.

Et, remarquant un mouvement de surprise du vieux marin, Gerald ajouta :

— Mon commandant, ma résolution vous étonne ?

— Oui, monsieur Gerald.

— Pourquoi cela ? parlez-moi franchement.

— Eh bien ! monsieur Gerald, si vous vous résignez à vous marier contre votre gré, — répondit le vétéran d’un ton à la fois affectueux et ferme, — et cela seulement pour ne pas chagriner votre mère, je crois que vous avez tort… car, tôt ou tard, votre femme souffrira de la contrainte que vous vous imposez aujourd’hui… et l’on ne doit pas se marier pour rendre une femme malheureuse… Est-ce ton avis, Olivier ?

— C’est mon avis, mon oncle.

— Mais, mon commandant, voir pleurer ma mère, qui met tout son espoir dans ce mariage ?

— Mais voir pleurer votre femme, monsieur Gerald ?… Au moins votre mère a votre tendresse pour se consoler… votre femme, pauvre orpheline qu’elle est, qui la consolera ? personne… ou bien elle fera comme tant d’autres… elle se consolera avec des amans qui ne vous vaudront pas, monsieur Gerald… ils la tourmenteront… ils l’aviliront peut-être… autre chance de malheur pour la pauvre créature.

Le jeune duc baissa la tête et ne répondit rien.

— Vous voyez, monsieur Gerald, — reprit le commandant, vous nous avez demandé d’être sincères … nous le sommes… parce que nous vous aimons sincèrement…

— Je n’ai pas douté de votre franchise… mon commandant ; aussi, je dois vous dire, pour ma défense, qu’en consentant à ce mariage je n’ai pas seulement cédé au désir de me rendre aux vœux de ma mère… un autre sentiment m’a guidé… et ce sentiment, je le crois généreux… Tu te souviens, Olivier, que je t’ai parlé de Macreuse ?

— Ce pauvre garçon qui crevait les yeux des oiseaux à coups d’épingles, — s’écria le vétéran, que cette circonstance avait singulièrement frappé, cet hypocrite qui est maintenant enrôlé dans la clique des sacristains ?

— Lui-même, mon commandant… eh bien ! il se met sur les rangs pour épouser mademoiselle de Beaumesnil.

— Macreuse ! s’écria Olivier. — Ah ! pauvre jeune fille… Mais il n’a aucune chance… n’est-ce pas, Gerald ?

— Ma mère dit que non, mais moi je crains que si, car la sacristie pousse Macreuse, et elle pousse ferme, haut et loin.

— Un tel gredin… réussir ! — s’écria le vétéran, — ce serait indigne…

— Et c’est parce que cela m’a indigné, révolté comme vous, mon commandant, que, déjà ébranlé par le chagrin de ma mère, je me suis décidé à ce mariage pour faire pièce à ce misérable… Macreuse…

— Mais ensuite, monsieur Gerald… — dit le vétéran, — vous avez réfléchi, n’est-ce pas ? qu’un honnête garçon comme vous ne se marie pas seulement pour plaire à sa mère et faire pièce à un rival… ce rival fût-il un M. Macreuse.

— Comment ! mon commandant, — dit Gerald surpris, — il vaut mieux laisser ce misérable épouser mademoiselle de Beaumesnil, qu’il ne convoite que pour son argent ?

— Pas du tout, — reprit le vétéran, — il faut tâcher d’empêcher une indignité quand on le peut, et si j’étais à votre place, monsieur Gerald…

— Que feriez-vous, mon commandant ?

— Quelque chose de bien simple… J’irais d’abord trouver ce M. Macreuse, et je lui dirais : « Vous êtes un gredin, et comme les gredins ne doivent pas épouser des héritières, pour les rendre malheureuses comme des pierres… je vous défends et je vous empêcherai d’épouser mademoiselle de Beaumesnil ; je ne la connais pas, je ne pense pas à elle, mais elle m’intéresse parce qu’elle est exposée à devenir votre femme… or, c’est pour moi comme si elle allait être mordue par un chien enragé ; je vas donc de ce pas la prévenir que vous êtes pis qu’un chien enragé. »

— C’est cela, mon oncle ! à merveille ! — dit Olivier.

Gerald lui fit signe de laisser parler le vétéran, qui continua :

— J’irais ensuite tout bonnement trouver mademoiselle de Beaumesnil, et je lui dirais : « Ma chère demoiselle, il y un M. de Macreuse qui veut vous épouser pour votre argent ; c’est une vraie canaille : je vous le prouverai quand vous voudrez, et cela en face de lui ; faites votre profit du conseil ; il est désintéressé, car je n’ai pas, moi, l’idée de me marier avec vous ; mais entre honnêtes gens on doit se signaler les gueux. » Dame ! monsieur Gerald, — reprit le commandant, — mon moyen est un peu matelot… mais il n’en est pas plus mauvais… pensez-y…

— Que veux-tu, Gerald ? — reprit Olivier, — les procédés de mon oncle, quoiqu’un peu rudes… vont droit au but… Maintenant, toi qui connais autant le monde que moi et mon oncle le connaissons peu… si tu arrives aux mêmes résultats par des moyens moins violens, cela… vaudra sans doute mieux…

Gerald, de plus en plus frappé du bon sens et de la franchise du vétéran, l’avait attentivement écouté.

— Merci, mon commandant, — lui dit-il en lui tendant