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duchesse avait placé sa carafe et son verre de fin cristal, ses deux uniques couverts d’argent bien brillans et son assiette de porcelaine à fond blanc semé de fleurs bleues et roses, les mets les plus simples semblaient, avons-nous dit, des plus appétissans.

Mais, hélas ! et au grand chagrin d’Herminie, ses deux couverts d’argent et sa montre, seuls objets de luxe matériel qu’elle eût jamais possédés, étaient alors en gage au Mont-de-Piété, où elle avait été obligée de les faire mettre par la portière de la maison ; la jeune fille n’avait pas eu d’autre moyen de subvenir aux frais journaliers de sa maladie, et de se procurer une faible somme d’argent, dont elle vivait, en attendant le salaire de plusieurs leçons qu’elle avait recommencé à donner, ensuite d’une interruption forcée de près de deux mois.


Ce fatal arriéré causait la gêne extrême d’Herminie et l’impossibilité où elle se voyait de payer cent quatre-vingts francs qu’elle devait au terrible M. Bouffard…

Cent quatre-vingts francs !…

Et la pauvre enfant possédait environ quinze francs, avec lesquels il lui fallait vivre presque tout le mois.

Ainsi qu’on le pense, le seuil de la porte d’Herminie était vierge des pas d’un homme.

La duchesse, libre et maîtresse de son choix, n’avait jamais aimé… quoiqu’elle eût inspiré plusieurs passions, sans le vouloir et même à regret, trop orgueilleuse pour s’abaisser jusqu’à la coquetterie, trop généreuse pour se jouer des tourmens d’un amour malheureux.

Aucun des soupirans n’avait donc plu à Herminie, malgré la loyauté de leurs offres matrimoniales, appuyées chez plusieurs sur une certaine aisance, car quelques-uns appartenaient au commerce, tandis que d’autres étaient artistes comme la jeune fille, ou bien encore commis de magasin, teneurs de livres, etc., etc.

La duchesse devait apporter dans le choix de son amant ce goût épuré, ce tact délicat qui la caractérisaient, mais il est inutile de dire qu’infime ou élevée, la condition de l’homme qu’elle eût aimé n’aurait en rien influencé l’amour de la jeune fille ; elle savait par elle-même (et elle s’en glorifiait) tout ce que l’on trouve parfois d’élévation et de distinction natives parmi les positions sociales les plus modestes et les plus précaires ; aussi ce qui l’avait jusqu’alors choquée dans ses prétendans, c’était de ces imperfections puériles, dira-t-on, inappréciables même pour toute autre que la duchesse… mais, pour elle, invinciblement antipathiques : chez les uns, ça avait été une trop bruyante et trop grosse jovialité ; chez les autres, des manières libres ou vulgaires ; chez celui-ci un timbre de voix brutal, chez celui-là une tournure ridicule.

Quelques-uns de ces repoussés possédaient néanmoins d’excellentes qualités de cœur ou d’esprit ; Herminie avait été la première à le reconnaître ; elle tenait ceux-là pour les meilleurs et les plus dignes garçons du monde, elle leur accordait franchement son estime, au besoin même son amitié, mais son amour… non.

Et, ce n’était pas par dédain, par folle ambition de cœur, qu’Herminie les refusait, mais simplement, ainsi qu’elle le disait elle-même à ses désespérés : « parce qu’elle ne ressentait aucun amour pour eux, et qu’elle était décidée à rester fille toute sa vie plutôt que de se marier sans éprouver un vif et profond amour. »

Et cependant, en raison même de son orgueilleuse et délicate susceptibilité, Herminie devait souffrir plus que personne des inconvéniens, parfois si pénibles et presque inévitables, inhérens à la position d’une jeune fille obligée de vivre seule, et forcément exposée à toutes les chances douloureuses que peuvent amener le manque de travail ou la maladie.

Depuis quelque temps, hélas ! la duchesse expérimentait cruellement les conséquences de son isolement et de sa pauvreté.

L’orgueil et le caractère d’Herminie posés (orgueil qui avait poussé la jeune fille à rapporter fièrement, malgré sa pressante misère, les cinq cents francs que lui avait alloués la succession de madame de Beaumesnil), l’on comprendra avec quelle confusion mêlée d’effroi la pauvre enfant attendait le retour de M. Bouffard, car, ainsi qu’il l’avait dit à madame Barbançon, il devait faire dans l’après-dîner une dernière et décisive tournée chez ses locataires en retard.

Herminie cherchait les moyens de désintéresser cet homme insolent et brutal, mais ayant déjà donné en nantissement ses deux couverts d’argent et sa montre d’or, elle ne possédait plus rien qui pût être mis en gage : on ne lui eût pas prêté vingt francs sur sa modeste garniture de cheminée, de si bon goût qu’elle fût ; et ses gravures, ainsi que ses statuettes de plâtre, n’avaient pas la moindre valeur vénale. Enfin, le linge qu’elle possédait lui eût procuré un prêt bien minime.

En face de cette désolante position, Herminie, accablée, versait des pleurs amers, tremblant à chaque instant d’entendre l’impérieux coup de sonnette de M. Bouffard.

Noble cœur, généreuse nature !… Au milieu de ces cruelles perplexités… Herminie ne songea pas un instant à se dire qu’elle serait sauvée avec une part imperceptible de l’énorme superflu de sa sœur, dont elle avait visité la veille les somptueux appartemens…

Si la duchesse vint à songer à sa sœur, ce fut pour chercher dans l’espérance de la voir un jour quelque distraction à son chagrin présent.

Et, de ce chagrin, Herminie n’accusait qu’elle-même : jetant des yeux pleins de larmes sur sa coquette petite chambre, la jeune fille se reprochait sincèrement ses folles dépenses.

Elle aurait dû, — pensait-elle, — épargner pour l’avenir et les cas imprévus, tels que la maladie ou le chômage de leçons, elle aurait dû se résigner à prendre un logement au quatrième étage, porte à porte avec des inconnus ; à habiter, à peine séparée d’eux par une mince cloison, quelque chambre triste et nue, au carreau froid, aux murailles sordides ; elle aurait dû ne pas se laisser séduire par la riante vue d’un joli jardin, et par l’isolement du rez-de-chaussée qu’elle avait préféré ; elle aurait dû garder son argent, au lieu de l’employer à l’achat de ces objets d’art et de goût, seul charme, seuls compagnons de sa solitude, qui faisaient de sa chambre un délicieux réduit, où elle avait longtemps vécu heureuse, confiante dans sa jeunesse et dans son travail.

Qui lui eût dit, à elle si orgueilleuse, qu’il lui faudrait subir les grossières mais légitimes réclamations d’un homme à qui elle devait de l’argent… qu’elle ne pourrait pas payer… Était-ce assez de honte ?

Mais ces reproches, à la fois sévères et justes, à propos du passé, ne changeaient en rien le présent. Herminie se désolait, assise dans son fauteuil, les yeux gonflés de larmes ; tantôt elle cédait à un morne accablement, tantôt elle tressaillait au moindre bruit… songeant à l’arrivée probable de M. Bouffard.

Enfin ces poignantes angoisses eurent un terme.

Un violent coup de sonnette se fit entendre.

— C’est lui… c’est le propriétaire !… Murmura la pauvre créature en frémissant de tous ses membres.

— Je suis perdue… — ajouta-t-elle.

Et elle restait immobile de crainte.

Un second coup de sonnette, plus brutal encore que le premier, ébranla la porte de la petite entrée qui conduisait à la chambre.

Herminie essuya ses yeux, rassembla son courage, et, pâle, tremblante, elle alla ouvrir.

Elle ne s’était pas trompée… c’était M. Bouffard.

Ce glorieux représentant du pays légal, ayant dépouillé l’uniforme du soldat citoyen, apparut bourgeoisement vêtu d’un paletot-sac de couleur grise.

— Eh bien ! dit-il à la jeune fille en restant sur le seuil de la porte qu’elle lui avait ouverte d’une main mal assurée, — eh bien ! mon argent ?

— Monsieur…

— Voulez-vous me payer, oui ou non ? — s’écria