Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/63

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M. Bouffard, d’une voix si haute qu’il fut entendu par deux personnes.

L’une était alors sous la porte cochère…

L’autre montait au premier étage par l’escalier, dont les marches inférieures aboutissaient auprès de l’entrée du logement d’Herminie.

— Pour la dernière fois, voulez-vous me payer, oui ou non ? — répéta M. Bouffard d’une voix encore plus éclatante.

— Monsieur, de grâce ! — dit Herminie avec un accent suppliant, ne parlez pas si haut… Je vous jure que si je ne puis vous payer… ce n’est pas ma faute…

— Je suis dans ma maison, et je parle comme je veux. Tant mieux si l’on m’entend… ça servira de leçon… pour les autres locataires… qui s’aviseraient d’être en retard comme vous…

— Monsieur… je vous en conjure… entrez chez moi, — dit Herminie, accablée de honte, et en joignant les mains, — je vais vous expliquer.

— Eh bien !… voyons, quoi ? qu’allez-vous m’expliquer ? — répondit M. Bouffard, en suivant la jeune fille dans sa chambre, dont il laissa la porte ouverte.

Lorsque des hommes aussi grossiers que M. Bouffard se trouvent dans une position pareille avec une belle jeune fille, de deux choses l’une : ou ils ont l’audace de proposer quelque transaction infâme, ou bien, la jeunesse et la beauté, loin de les apitoyer, leur inspirent un redoublement d’insolence et de dureté ; on dirait qu’ils veulent se venger de ces charmes qu’ils n’osent convoiter.

Ainsi était-il de M. Bouffard ; sa vertu tournait à une animosité brutale.

En entrant dans la chambre d’Herminie, l’impitoyable propriétaire reprit :

— Il n’y a pas d’explications là-dedans… l’affaire est bien simple : encore une fois, voulez-vous me payer, oui ou non !

— Pour le moment, cela m’est malheureusement impossible, monsieur, — dit Herminie en essuyant ses larmes, — mais si vous voulez avoir la bonté d’attendre…

— Toujours la même chanson… À d’autres, — reprit M. Bouffard en haussant les épaules.

Puis, regardant autour de lui d’un air sardonique, il ajouta :

— C’est bien ça… l’on s’importe peu de ne pas payer son terme, et l’on se flanque des tapis superbes, des tentures d’étoffes et des rideaux à falbalas… Si ça ne fait pas suer !… Moi, qui ai sept maisons sur le pavé de Paris, je n’ai pas seulement de tapis dans mon salon, et le boudoir de madame Bouffard est tendu en simple papier… à ramages… mais, quand je vous le dis, on se donne des genres… de princesse… et l’on n’a pas le sou.

Herminie, poussée à bout, releva orgueilleusement la tête ; d’un regard digne et ferme, elle fit baisser les yeux à M. Bouffard, et lui dit :

— Ce piano a une valeur au moins quatre fois égale à ce que je vous dois, monsieur… Envoyez-le prendre quand vous le voudrez… C’est la seule chose de prix que je possède… disposez-en… faites-le vendre…

— Allons donc ! est-ce que je suis marchand de pianos, moi ?… est-ce que je sais ce que j’en retirerai, de votre instrument ? … encore des tracas, pas de çà !… vous devez me payer mon terme en argent et non en pianos…

— Mais, mon Dieu, monsieur, je n’ai pas d’argent… je vous offre de vendre mon piano, quoiqu’il me serve à gagner ma vie… que puis-je faire de plus ?

— Je ne donne pas là-dedans… vous avez de l’argent… je le sais… vous avez des couverts et une montre chez ma tante… c’est ma portière qui a été les engager… Ah ! ah ! On ne me dindonne pas, moi, voyez-vous ?

— Hélas, monsieur, le peu que l’on m’a prêté j’ai été obligée de le dépenser pour…

Herminie ne put achever.

Elle venait de voir M. de Maillefort debout à la porte laissée ouverte ; il assistait depuis quelques instans à cette scène pénible.

Au tressaillement soudain de la jeune fille, au regard surpris qu’il la vit jeter du côté de la porte, M. Bouffard tourna la tête, aperçut le bossu, et resta aussi étonné qu’Herminie.

Le marquis, s’avançant alors, dit à la duchesse, en s’inclinant respectueusement devant elle :

— Je vous demande mille pardons, mademoiselle, de me présenter ainsi chez vous ; mais j’ai trouvé cette porte ouverte, et comme j’espère que vous me ferez l’honneur de m’accorder quelques momens d’entretien pour une affaire fort importante, je me suis permis d’entrer.

Après ces mots, accentués avec autant de courtoisie que de déférence, le marquis se retourna du côté de M. Bouffard, et le toisa d’un regard si altier que le gros homme se sentit d’abord tout sot, tout intimidé devant ce petit bossu, qui lui dit :

— Je viens, monsieur, d’avoir l’honneur de prier mademoiselle de vouloir bien m’accorder quelques instans d’entretien.

— Eh bien ! après ? — reprit M. Bouffard, retrouvant son assurance, — qu’est-ce que cela me fait, à moi ?

Le marquis, sans répondre à M. Bouffard, et s’adressant à Herminie, de plus en plus surprise, lui dit :

— Mademoiselle veut-elle me faire la grâce de m’accorder l’entretien que je sollicite ?

— Mais… monsieur… répondit la jeune fille avec embarras… je ne sais… si je…

— Je me permettrai de vous faire observer, mademoiselle — reprit le marquis — que notre conversation devant être absolument confidentielle… il est indispensable que monsieur, et il montra du regard le propriétaire, — veuille bien nous laisser seuls, à moins que vous n’ayez encore quelque chose à lui dire… ; dans ce cas alors… je me retirerais…

— Je n’ai plus rien à dire à monsieur, — répondit Herminie, espérant échapper, pour quelques moments du moins, à sa pénible position.

— Mademoiselle n’a plus rien à vous dire, monsieur, — reprit le marquis, en faisant un signe expressif à M. Bouffard.

Mais celui-ci, revenant à sa brutalité ordinaire, et se reprochant de se laisser imposer par ce bossu, s’écria :

— Ah ! vous croyez qu’on met comme ça les gens à la porte de chez soi sans les payer… monsieur… et que parce que vous soutenez cette…

— Assez, monsieur, assez… — dit vivement le marquis, en interrompant M. Bouffard, et il lui saisit le bras, avec une telle vigueur, que l’ex-épicier, sentant son poignet serré comme dans un étau entre les doigts longs et osseux du bossu, le regarda avec un mélange d’ébahissement et de crainte.

Le marquis, lui souriant alors de l’air le plus aimable, reprit avec une affabilité exquise :

— Je suis aux regrets, cher monsieur, de ne pouvoir jouir plus longtemps de votre bonne et aimable compagnie, mais, vous le voyez, je suis aux ordres de mademoiselle, qui me fait la grâce de me donner quelques instants, et je ne voudrais pas abuser de son obligeance…

Ce disant, le marquis, moitié de gré ; moitié de force, conduisit jusqu’à la porte M. Bouffard, stupéfait de rencontrer dans un bossu cette vigueur physique et cette autorité de langage et de manières, dont il subissait involontairement l’influence.

— Je sors… parce que j’ai justement affaire dans ma maison, — dit M. Bouffard ne voulant pas paraître céder à la contrainte, — je monte là-haut ; mais je reviendrai quand vous serez parti… il faudra bien alors que j’aie mon argent, ou sinon, nous verrons !

Le marquis salua ironiquement M. Bouffard, ferma la porte sur lui, et revint trouver Herminie.